Les algorithmes s’emparent de l’art

Par Mehdi Atmani

Il pose de trois quarts dans un clair-obscur à l’aube de sa quarantaine. Collerette coquille d’œuf et chapeau noir, cet homme du XVIIe siècle adopte tous les codes vestimentaires de l’époque. Son regard noisette perce l’âme de l’artiste qui le peint et celle des visiteurs venus admirer cette toile inédite. Nous sommes en 2016, au Mauritshuis d’Amsterdam. Le musée hollandais a attiré la crème des historiens et de la critique d’art. Tous sont venus pour ce portrait. Tous sont arrivés aux mêmes conclusions: «C’est un Rembrandt!» Emotion. Car cette toile attribuée au maître hollandais est une découverte, 347 ans après la mort de l’artiste.

“The Next Rembrandt” a été créée par des scientifiques et des techniciens à partir de 346 peintures de Rembrandt.AFP /Robin van Lonkhuisjsen

Pourtant, les yeux avisés des experts se sont fait berner. Cette toile n’est pas l’œuvre de Rembrandt, mais le prodige d’un algorithme. Il aura fallu plus de dix-huit mois à l’équipe de scientifiques de la donnée, d’historiens de l’art et de développeurs pour élaborer la technologie nécessaire à l’élaboration d’un tableau original «à la manière de» Rembrandt. Car l’homme en collerette coquille d’œuf et chapeau noir est un original imitant le style du peintre. Le projet baptisé The Next Rembrandt a été réalisé en association avec la banque néerlandaise ING et Microsoft.

Machines à émotion

Afin d’imiter le maître, les chercheurs ont analysé plus de 300 œuvres du peintre à l’aide de scanners 3D haute définition. Les résultats – composés de plus de 160 000 fragments des différents travaux de l’artiste – ont permis de capturer chaque détail de l’identité artistique de Rembrandt. C’est sur la base de ces informations que l’équipe a développé son algorithme. Elle a ensuite utilisé 13 calques tirés des tableaux du peintre, puis analysé la distance moyenne entre les yeux, le nez et la bouche des différents portraits de Rembrandt. Une imprimante 3D a reproduit la texture et l’épaisseur de la toile. Les pinceaux numériques de l’algorithme ont fait le reste. En exhumant le génie du peintre hollandais, l’algorithme a ébranlé le monde de l’art en estompant un peu plus la frontière entre l’homme et la machine.

Appliquée à l’art, l’intelligence artificielle interroge. Si la technologie est capable d’imiter l’homme, peut-elle pour autant créer? Qui de Rembrandt ou de l’algorithme est l’auteur de l’homme à la collerette coquille d’œuf? Qu’est-ce que l’art finalement puisque la machine provoque une émotion comparable à celle de l’artiste? Comme dans d’autres champs, l’intelligence artificielle s’infiltre dans toutes les disciplines artistiques et inaugure de nouvelles formes de créations dans lesquelles l’algorithme devient le coauteur et le sujet de l’œuvre.

Créer à partir de l’existant

A 40 ans, Nicolas Nova est chercheur, auteur et enseigne les cultures numériques à la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD). Selon lui, l’émancipation de l’intelligence artificielle (IA) dans la production culturelle et artistique n’est pas une révolution, mais une continuité qui s’inscrit dans un contexte et une histoire des technologies.

«Les artistes n’ont pas attendu l’IA pour s’interroger sur la place, la présence et l’usage des technologies dans la production culturelle. L’intelligence artificielle n’est que le chapitre suivant de cette histoire. Mais elle amène cette idée que les programmes informatiques puissent apprendre à partir de l’existant pour générer de nouvelles formes de productions artistiques.»

Nicolas Nova

En 1956 déjà, Nicolas Schöffer matérialisait la figure du robot-artiste. Avec sa sculpture baptisée CYSP 1, le sculpteur et plasticien français inaugurait l’art cybernétique. Autonome et dotée d’un cerveau électronique, CYSP 1 réagit et se meut en fonction de son environnement. Elle s’avance, recule, tourne rapidement sur elle-même ou se calme face à la couleur bleue, au silence ou au bruit, par exemple. Une prouesse technologique qui fait de Nicolas Schöffer un visionnaire. A l’aube des années 1960, le sculpteur affirmait alors sans sourciller que «désormais, l’artiste ne crée plus l’œuvre, il crée la création». L’évolution technologique semble lui donner raison.

The dancing robot CYSP 1 (1956) doté d’un cerveau électronique et son créateur Nicolas Schoffer. Paris Match via Getty Images

Apprentissage automatique

Soixante ans plus tard, nous sommes pourtant loin du robot-artiste autonome. Si les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle offrent de nouvelles possibilités, elles restent dépendantes de l’humain. «Un programme informatique est une procédure dictée par l’humain, rappelle Nicolas Nova. La démarche qui consiste à créer des machines entre-t-elle dans la production artistique? La question n’est pas tranchée et la réflexion est ailleurs: existe-t-il des formes artistiques singulières et nouvelles engendrées par les nouvelles technologies? Le projet The Next Rembrandt est une prouesse technologique, mais sommes-nous forcément face à nouvelle forme d’expression?»

L’IA se rebelle

L’irruption du Deep Learning, ou apprentissage profond, en 2012 a métamorphosé la recherche en intelligence artificielle. Et par conséquent, les manières dont les artistes l’appréhendent. Avec cette nouvelle méthode d’apprentissage automatique, l’IA se rebelle. Elle ne régurgite plus ce qu’on lui a appris par l’absorption massive de données. Elle puise dans la «diversité visuelle» du Net pour imaginer de nouvelles formes d’expression. La technique a beaucoup fait parler d’elle en 2015 sous la houlette de Google et son programme d’intelligence artificielle baptisé Deep Dream. A partir d’images préexistantes et de l’analyse de photos, de tableaux et de formes, Deep Dream a généré des œuvres inédites. La technique de Deep Dream s’est même vue affublée d’un nom: l’inceptionisme. Un clin d’œil au film Inception de Christopher Nolan.

“Un dimanche à la Grande Jatte” de George Seurat (1884).zvg

“Le rêve de Seurat”, une relecture de “Un dimanche à la Grande Jatte” par le logiciel Deep Dream de Google.

Luc Meier dirige la résidence d’artistes La Becque, à La Tour-de-Peilz. Un laboratoire créatif et réflexif où les arts et les technologies se marient. Pour le directeur, qui a fait ses armes à la tête de l’ArtLab de l’EPFL, le projet Deep Dream de Google, comme celui de Microsoft et The Next Rembrandt, illustrent un important distinguo. «Il faut distinguer la création artistique contemporaine utilisant des outils algorithmiques, d’une part, et, d’autre part, les créations algorithmiques qui se basent sur des patrimoines culturels préexistants et nous aident peut-être à mieux naviguer voire comprendre ceux-ci», explique-t-il.

«Google et Microsoft ont relevé un défi technologique sur la base d’un corpus existant. Il faut faire la distinction entre l’algorithme serviable et celui qui va mener l’artiste vers des accidents, vers une production moins normée et plus critique.»

Luc Meier

Cherchez l’auteur

Car aujourd’hui, l’intelligence artificielle et les algorithmes sont capables de composer de la musique. De nombreuses start-up s’attaquent à ce marché et développent des programmes de fabrication de tubes. I Am AI, le dernier album de la chanteuse pop américain Taryn Southern disponible sur des plateformes comme Spotify, est intégralement composé par une intelligence artificielle. La chanteuse n’a eu qu’à poser sa voix sur une bande-son générée par des algorithmes. Mais qui jouit des droits d’auteur? Taryn Southern, l’algorithme ou son programmeur?

En 2018, la technologie est perçue comme un nouvel outil dans la palette des artistes. Ces derniers sont d’ailleurs de plus en plus nombreux – peu importe leur forme d’expression – à déléguer cette technicité à des laboratoires et des programmeurs. Il se pose alors la question de la propriété de l’œuvre. Faut-il maîtriser la programmation pour revendiquer la paternité créative? «C’est ce qui distingue encore les arts numériques de l’art tout court, réagit Luc Meier. Dans les arts numériques, la technicité est mise en avant. On parle de l’œuvre, mais aussi des outils de production de l’œuvre d’art. C’est très positif, car cela permet de s’assurer un positionnement critique vis-à-vis de ces outils.»

Nouveau métier?

A l’étranger surtout, mais en Suisse aussi, une poignée d’artistes programmeurs voit le jour. Aux Etats-Unis, la poétesse et programmeuse new-yorkaise Allison Parrish utilise les capacités phénoménales de triage et de réorchestration de l’intelligence artificielle pour les appliquer à la poésie. La professeure à la Faculté des télécommunications de l’Université de New York utilise des logi­ciels qui assi­milent des textes du domaine public et les réar­rangent afin d’avoir un texte qui mise sur la simi­la­rité phonétique et sémantique. Le rendu est une somme de poèmes, mais de facto anonymes.

A Zurich, l’artiste, designer et programmeur Jürg Lehni élabore des robots qui dessinent et créent des installations de manière autonome. Ses travaux ont séduit la crème du design international. Si Jürg Lehni jongle entre ses différentes casquettes, il rappelle à lui seul que l’art et la création sont le fruit de collaborations. Les technologies en font désormais partie. Faut-il encore les maîtriser pour se les réapproprier, en connaître les limites, les critiquer ou les manipuler.


Cet article est paru dans le T MAGAZINE (LE TEMPS)