Par Mehdi Atmani
Has been, le salariat? A en croire les multiples oracles, l’immuable 9h-18h, cinq jours sur sept durant cinquante ans montrerait des signes de faiblesse. Pire, ce modèle rassurant serait en fin de vie, car gangréné de toutes parts par la «robolution» (contraction de robot et révolution), le numérique, les nouvelles aspirations d’une génération, la rentabilité, la mondialisation… Les nombreux gourous en la matière sont formels: l’avenir du travail sera dématérialisé, multitâche et multicasquette – les individus seront tantôt indépendants, tantôt salariés ou les deux en même temps. Un futur qui condamne de facto le salariat tel que nous l’avons connu jusqu’ici.
Il faut se méfier des prophéties, sans nier les changements en cours. Et ils sont nombreux. La perspective de «faire carrière» dans une entreprise ne séduit plus. Les chatbots, ces assistants conversationnels, ont pris la place des secrétaires. Les robots règnent sur les lignes de production. Les CDI sont une denrée rare. L’époque admire l’entrepreneuriat et l’indépendance. Les entreprises sacrifient des postes fixes sans états d’âme sur l’autel de la rentabilité. Objectifs ou de l’ordre de la perception, tous ces éléments participent à la crise de confiance qui gagne le salariat.
Le salariat se réinvente
L’entrée, en 2015, du mot «ubérisation» dans le langage courant, est symptomatique de cette crise. L’ubérisation, c’est l’utilisation des outils numériques permettant l’emploi d’une main-d’œuvre indépendante à laquelle on délègue une tâche tout en s’affranchissant des cadres traditionnels en matière salariale, fiscale et de réglementation. Les sceptiques y voient une précarisation des actifs. D’autres défendent un modèle économique en phase avec l’époque, plus agile, poussant l’individu à s’affranchir du carcan du salariat pour embrasser une carrière professionnelle qu’il façonnera selon ses envies et ses besoins.
Dans la réalité de l’open space, les CDD côtoient de plus en plus les CDI. Les entreprises, toujours désireuses de partir à la chasse aux coûts, réduisent leurs charges en personnel et mandatent des indépendants lors des «coups de bourre» et des absences estivales. Les plus de 45 ans en font souvent les frais. Devenus trop chers, ils sont débarqués à un âge où il devient difficile de renouer avec une activité salariée. Alors ils se lancent dans une forme d’entrepreneuriat subi durant les vingt ans d’activité qu’il leur reste. Quant à la nouvelle génération, fatiguée par la multiplication des stages non payés, elle est davantage attirée par le travail par projets et l’autogestion du calendrier que par un train-train en entreprise. Un véritable casse-tête pour les employeurs.
Désormais, différentes castes d’employés aux statuts hétérogènes coexistent donc dans une même structure. Il n’est plus rare que le salarié longue durée payé chaque fin de mois ignore que son collègue de droite est rémunéré à l’heure et que celui de gauche est un indépendant à temps partiel, tandis que l’employée d’en face est une intérimaire.
Le salariat tel que l’ont connu les baby-boomers est en bout de course. Mais il n’est pas mort. Il se réinvente. De quelles manières? La législation, les conventions collectives et le système d’assurances sociales sont-ils adaptés à cette nouvelle réalité du travail? Comment rétablir la confiance dans la relation de travail au sein d’un monde professionnel en plein chambardement?
L’ère de la «gig economy»?
La fin du salariat, c’est d’abord un mythe savamment construit dans le sillage de la révolution numérique. Ce discours est d’ailleurs devenu la norme dominante dans la bouche des économistes et des politiciens. Ceux-ci présentent la fin du salariat comme un fait objectif, en dépit de la réalité statistique. Les chiffres ne disent pas tout, mais ils soulignent que le salariat concerne encore plus de 90% de la population active suisse, selon l’Office fédéral de la statistique. Alors pourquoi l’enterrer? La figure de la plateforme est devenue emblématique de la révolution numérique. Ce concept fourre-tout façonne notre idée du travail de demain. On l’imagine gouverné par des algorithmes super-puissants qui picorent les compétences de chacun dans une sorte de monde freelance généralisé.
A l’avenir, il n’y aura plus de relation employé-employeur, mais une relation client-fournisseur. Le travail étant une marchandise comme une autre, qui s’échange. D’où cette idée très à la mode que chacun sera amené à pratiquer plusieurs activités en même temps et pourra devenir son propre patron par la seule magie d’un smartphone et d’un ordinateur portable. L’ère serait donc à l’ultralibéralisme numérique affranchi des règles du salariat. Pourtant, «la perception du changement est beaucoup plus forte que le changement lui-même, insiste Marco Salvi, docteur en économie, chercheur au sein d’Avenir Suisse et auteur d’une étude sur le futur du salariat. En Suisse, comme en Europe, nous constatons une évolution très graduelle des nouvelles formes de travail. Il est donc encore trop tôt pour enterrer le salariat.»
Aux Etats-Unis, cette économie à la tâche est beaucoup plus perceptible, puisqu’elle concerne 35% des actifs américains. Elle a d’ailleurs un nom: la «gig economy». «Gig», c’est le mot anglais pour «concert», sachant que les musiciens sont payés à l’issue de leur prestation. Les Québécois parlent plus naturellement de «jobines» pour de petits jobs mal payés exercés simultanément. La «gig economy» recouvre donc une réalité économique dans laquelle de multiples travailleurs indépendants et sous-traitants sont payés à la tâche et ne dépendent pas d’un employeur unique. Mais cette économie va bien au-delà. Elle préfigure un marché mondial du travail dans lequel nous serions tous freelances, abonnés à de vastes plateformes numériques pour vendre nos prestations (lire encadré).
Le mythe et la réalité statistique
Voilà pour l’avenir. Mais dans le présent, Marco Salvi constate une «très, très forte stabilité des contrats en Suisse, dont le 90% sont à durée indéterminée. Ce taux n’a pas changé depuis vingt-cinq ans», précise l’économiste d’Avenir Suisse. Ce dernier n’entrevoit d’ailleurs pas de grands changements à court terme. Au contraire: «La position du salarié devient de plus en plus forte. Les entreprises sont victimes d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Il devient plus difficile d’engager des ressortissants étrangers. La génération des baby-boomers part à la retraite. Les salariés sont donc en position de force, mais pas dans tous les secteurs, ni dans tous les métiers.» Dans les prochaines années, prédit Marco Salvi, le salariat ressemblera «beaucoup à celui d’aujourd’hui, avec davantage d’autonomie et une augmentation des multi-emplois»… salariés.
Que disent réellement les chiffres? Dans son enquête sur la population active en 2017 (ESPA), publiée le 19 avril dernier, l’Office fédéral de la statistique (OFS) observe une légère augmentation des contrats à durée déterminée (8% en 2017 au lieu de 6,7% en 2010). Cette augmentation est marquée dans tous les secteurs et toutes les catégories d’âge. «Plus particulièrement chez les 15-24 ans (apprentis exclus), où il représente près d’un quart des relations de travail», commente Thomas Christin, responsable des indicateurs du marché du travail au sein de l’OFS. En revanche, ce taux régresse chez les 55-64 ans. En 2017, le CDD concernait un salarié sur douze. Le changement est ailleurs. Il concerne la forte progression de la multi-activité au cours des vingt-cinq dernières années.
Ainsi, 7,6% des actifs suisses exerçaient plus d’une activité professionnelle en 2017. Si neuf personnes multi-actives sur dix sont salariées dans leur activité principale, elles ne sont plus que 77% à l’être dans leur activité secondaire. Plus surprenant, un quart des personnes multi-actives occupent un poste salarié à plein temps dans leur activité principale. Et, sans surprises, la multi-activité concerne plus particulièrement les femmes, toujours précarisées en cas de maternité pour concilier vie de famille et vie professionnelle. A l’échelle européenne, la Suisse présente d’ailleurs, en 2018, le deuxième taux le plus élevé de temps partiel (près de 40% des actifs occupés) derrière les Pays-Bas. Mais ce dernier concerne 62% des femmes et 19% des hommes. (Lire notre dossier de juin 2017)
Le cas d’école Uber
Quant à la part d’indépendants (les employés salariés de leur propre entreprise sont considérés comme indépendants), elle n’évolue guère depuis 1990 et représente un peu plus de 10% des actifs occupés en Suisse. Malgré les statistiques, il est difficile d’avoir une image nette de la réalité pour apprécier la fragmentation du salariat. La baisse historique du taux de chômage en Suisse annoncée début juillet par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) est symptomatique de ce travestissement de la réalité. Les chômeurs en fin de droits et les retraites anticipées quittent les statistiques. De même que les indépendants (déclarés ou non) qui ne cotisent plus à l’assurance chômage.
Malgré la stabilité du salariat en Suisse, les chiffres masqueraient une plus grande précarisation des actifs, abonnés au travail sur demande et affranchis de toute protection sociale ou contractuelle. A l’Etat de Vaud, François Vodoz est en charge du Service de l’emploi. Il constate «une augmentation importante du nombre de gains intermédiaires depuis deux ou trois ans». Autrement dit, de plus en plus de personnes complètent leurs allocations chômage par des revenus accessoires. Mais dans les faits, précise-t-il, «je ne suis pas tout à fait certain que nous soyons face à des indépendants ou des semi-indépendants. Il y a un certain flou.» A ce titre, Uber est un cas d’école. Un conducteur est-il indépendant ou salarié de l’entreprise californienne? Ce flou est à l’origine de la grogne des chauffeurs de taxi officiels. Uber, malgré elle, a donc mis en lumière l’ambiguïté du statut des activités dans une économie de plateformes.
Car ces «emplois» ne peuvent pas être attribués à de l’indépendance ou à du travail salarié. Nous en arrivons ainsi au cœur du problème. Faut-il encore distinguer le salariat de l’indépendance? Puisque le travail se fragmente, puisque la multi-activité augmente, puisque les entreprises externalisent davantage, puisque les seniors ne trouvent plus leur place dans l’organisation du monde du travail actuel, puisque la réalité des actifs est de changer de casquette… ne faudrait-il pas qu’un seul statut: celui d’actif? La question est légitime. Mais utopique. Enfin, pas pour tout le monde.
Le travailleur indépendant
La frontière entre le salariat et l’indépendance est poreuse. Elle le deviendra davantage à l’avenir, car «selon les critères en vigueur pour définir les emplois modernes, certaines formes de travail ne peuvent pas être attribuées à l’indépendance ou au travail salarié, explique Marco Salvi. Cette distinction «dépendant ou indépendant» est importante, car elle détermine l’étendue de la couverture par les assurances sociales. Malgré quelques faiblesses évidentes, les catégories existantes sont fermement ancrées dans la pratique.»
Compte tenu de l’augmentation prévisible du nombre de multi-actifs et de travailleurs numériques, l’économiste d’Avenir Suisse plaide pour la création d’un troisième statut: le travailleur indépendant. Dans le scénario de Marco Salvi, le travailleur indépendant bénéficierait d’une couverture forfaitaire pour la prévoyance professionnelle et la perte de gain, mais les prestations de l’assurance chômage en resteraient exclues. Il s’agirait donc d’un statut hybride pour répondre aux nouvelles formes de travail. Notamment le portage salarial. Un modèle très en vogue en France qui permet de développer une activité indépendante sous forme de missions en entreprise, tout en conservant la couverture sociale d’un salarié classique. Les honoraires perçus sont ainsi versés sous forme de salaire. Quant au travailleur, il s’organise comme bon lui semble.
Dans le modèle du portage salarial, l’entreprise se mue donc en fiduciaire puisqu’elle gère la comptabilité et le versement des salaires. Le portage salarial ne nécessite pas de création d’entreprise, ni de s’enregistrer en tant qu’indépendant. «Si la pratique du portage salarial prédominait en Suisse, elle poserait la question d’un statut unique, anticipe Marco Salvi. Moi, je plaide plutôt pour une plus grande différenciation.
Mais pourquoi pas? Anne-Sylvie Dupont estime qu’il faudrait changer de critères pour définir la protection sociale. Pour cette professeure de droit des assurances sociales aux Universités de Neuchâtel et Genève, «il est certain que l’on ne va plus pouvoir garder un système de protection sociale avec une distinction entre salariés et indépendants. Celle-ci n’a plus de sens. Depuis le XIXe siècle, notre système d’assurances sociales repose sur la distinction entre activité salariée et activité indépendante. Mais il existe aujourd’hui des indépendants qui ne travaillent que pour un seul client. Ils pourraient être des salariés déguisés. Quant aux actifs qui pratiquent le portage salarial, ils dépendent aussi d’une entreprise. Il devient difficile de se référer aux critères du lien de subordination et de la dépendance économique, que l’on utilise habituellement pour distinguer salarié et indépendant. La révolution du travail nous oblige à repenser de vieux schémas.»
Un revenu de substitution universel
Anne-Sylvie Dupont estime qu’il faudrait introduire un «revenu de substitution universel». C’est-à-dire un revenu que l’on toucherait si l’on est dans l’incapacité de gagner sa vie autrement, en cas de chômage, de maladie, de maternité, de retraite ou d’invalidité. Peu importe la cause. La professeure imagine ainsi un système de sécurité sociale moins fragmenté et plus égalitaire. «La sécurité sociale actuelle repose sur la cause. Si vous êtes malade, vous avez droit à telles protections. Si vous êtes enceinte, vous avez droit à telles prestations. Le système devrait se recentrer sur la finalité de la dignité humaine, plutôt que sur la cause des difficultés rencontrées.»
La révolution 4.0 plaide pour ce changement. «Le système suisse de protection sociale a été créé pour le salarié «traditionnel», précise Anne-Sylvie Dupont. Nos pensions ont été construites autour du modèle économique dominant à l’époque de leur création: l’homme, travailleur salarié à temps plein. Aujourd’hui encore, ce sont eux qui bénéficient de la couverture sociale la plus étendue.» Elle ajoute: «Les rentes maximales de l’AVS/AI sont réservées à celles et ceux qui ont gagné, en moyenne sur l’ensemble de leur carrière, un peu plus de 7000 francs par mois.
Ce modèle est-il pour autant réaliste? «Le droit suisse est très libéral. Il permet pas mal d’aménagements et de flexibilité, insiste Anne-Sylvie Dupont. Si nous persistons à vouloir distinguer le salariat de l’indépendance, nous prenons le risque de générer de la frustration et du désordre social, notamment de la part des actifs qui n’ont pas eu le choix de leur statut.» Cette réflexion risque de prendre beaucoup de temps. Elle n’est en revanche plus nécessaire dans un pays où les individus sont protégés socialement parce qu’ils existent, et non parce qu’ils travaillent. Certains pays nordiques vont dans ce sens.
Les mirages de l’indépendance
Après une pause professionnelle de plusieurs années pour s’occuper de ses trois enfants, Martine* a décidé de renouer avec le salariat. C’était en 2010. La mère de famille vient alors de fêter ses 40 ans. «Je me suis beaucoup remise en question professionnellement, explique la Lausannoise. J’ai longuement hésité à me lancer en indépendante dans ma formation, la confection de vêtements.» Finalement, elle opte pour «la sécurité du salariat» en tant que vendeuse cheffe chez Charles Vögele. Mais en 2016, le détaillant suisse est repris par Sempione Fashion, qui gère les magasins de la marque italienne OVS. Martine se sent sur «un siège éjectable», mais résiste. En faillite, Sempione Fashion tire la prise un an et demi après le rachat de Vögele. «J’ai reçu la résiliation de mon contrat à la fin du mois de juin. A 48 ans, cela va être compliqué de retrouver une place.» Martine va donc faire le grand saut et ouvrir son atelier de confection. Comme elle, beaucoup de salariés songent à l’indépendance dès les premières turbulences. L’idée de devenir son propre patron est d’ailleurs fortement valorisée.
Mais du rêve à la réalité, il y a un fossé au fond duquel beaucoup de candidats restent empêtrés. Mal préparés, ils négligent la prise de risques, la baisse du revenu et de la protection sociale, la charge administrative, le démarchage, l’organisation du temps de travail, le poids des mauvais payeurs. Il existe bien sûr des avantages, mais beaucoup se lancent avec l’idée qu’ils jouiront d’une liberté tout en gardant la sécurité d’avant. «Cette incertitude est plus acceptable par les jeunes qui n’ont pas encore de charges familiales. Pour les autres, c’est plus compliqué», explique Robin Gordon. Avec la fragmentation du salariat, le directeur général d’Interiman Group constate une explosion de l’intérim. «En Suisse, sur les vingt dernières années, le travail temporaire a augmenté en moyenne de 10% par année. Entre janvier et mai 2018, Interiman Group a enregistré une augmentation de la demande de près de 25%.» Qui sont ces candidats? «La jeune génération, poursuit Robin Gordon. La fameuse génération Y, qui n’est plus attirée par des plans de carrière, mais par des expériences enrichissantes. Elle préfère gérer elle-même son agenda annuel en décidant des périodes d’activité et celles pour les loisirs.»
Un nouvel équilibre à trouver
L’intérim matérialise le rêve des entreprises de disposer des ressources humaines appropriées au bon moment et selon ses besoins. Mais aussi celui des actifs en quête de liberté et d’autonomie. «Les agences de placement vont devenir de plus en plus des centrales d’engagement, explique Robin Gordon. Nous allons gérer un pool de salariés que nous orienterons vers les bons besoins des entreprises. Un travail salarié, mais sur mandat, comme c’est déjà le cas depuis longtemps pour les informaticiens.» Avec la généralisation de ce modèle à tous les secteurs, le CDD deviendra la norme.
Un changement qui ne choque pas Robin Gordon. «Aujourd’hui en Suisse, le CDI est déjà une forme de CDD. On engage facilement parce que l’on peut licencier facilement aussi. Le CDD, c’est un contrat franc du collier, car l’employeur annonce d’emblée la durée de la relation de travail. Il n’y a pas d’agenda caché. On vous engage sur un temps donné et plus si affinités. D’autre part, un employeur ne peut pas rompre un CDD. Ce contrat à durée limitée garantit une sécurité.» Selon l’OFS, un tiers des Suisses seraient malheureux au travail, mais 70% d’entre eux n’oseraient pas le quitter. Fin juin, JobCloud, l’un des leaders suisses de la recherche d’emploi en ligne, a publié son étude dans laquelle il souligne que les salariés en recherche d’emploi passive ont augmenté de 50% depuis 2012. Parmi eux, peut-être de futurs intérimaires ou des indépendants qui se cherchent.
Le salariat n’a sans doute pas dit son dernier mot. En revanche, il est désormais certain que la relation salariale connaît un chamboulement profond. La pression concurrentielle sur le travail n’a jamais été aussi intense. Le numérique modifie les pratiques et les échanges. La demande d’autonomie et de polyvalence exige une refonte de nos systèmes de formation et de protection sociale, celle qui va concerner les seniors de demain, c’est-à-dire celles et ceux qui sont aujourd’hui précarisés par leur statut parce qu’ils ne cotisent pas suffisamment. Mais aussi les travailleurs seniors actuels, qui représentent la moitié des chômeurs en Suisse.
Le 10 juillet dernier, l’association Workfair 50+ a d’ailleurs lancé une initiative populaire pour un taux unique de cotisations LPP quel que soit l’âge de l’assuré, au lieu du taux progressif qui, selon elle, pénalise les plus de 50 ans sur le marché du travail. Le salariat n’est pas mort, mais il est clair qu’il va falloir trouver un nouvel équilibre pour répondre aux changements en cours. Car il y en aura d’autres. Par Mehdi Atmani
* Prénom d’emprunt
Les assureurs suisses négligent la «gig economy»
En Angleterre, les coursiers et les chauffeurs indépendants trouvent des assurances sur mesure. Ce concept peine à s’imposer en Suisse à cause d’un statut juridique indéfini. Par Tiago Pires
L’Europe compte toujours plus de travailleurs faisant partie de la «gig economy»: ils sont payés à la tâche et passent par des plateformes numériques comme Upwork, Uber ou Deliveroo. En Suisse, près de 210 000 personnes engrangeraient désormais plus de la moitié de leurs revenus via cette forme de rémunération, selon une étude récente publiée notamment par la Fondation européenne d’études progressistes en collaboration.
Mais obtenir des prestations sociales, et notamment une couverture d’assurance de responsabilité civile (RC), peut s’avérer difficile pour ces personnes. Cela s’explique par des conditions d’éligibilité stricte ou des primes mensuelles trop élevées en raison de leur statut mal défini: ni vraiment indépendant ni vraiment salarié. Le fait de pouvoir travailler pour différentes plateformes en même temps complique également le processus de souscription d’une assurance.
Un marché encore jeune
Une situation qui peut s’avérer dramatique si le chauffeur ou le livreur provoque un accident, par exemple en renversant un piéton. Un employé conduisant un véhicule d’entreprise sera couvert par une assurance type pour entreprise. Mais les livreurs qui travaillent quand ils le souhaitent et utilisent leur propre véhicule devront s’acquitter des coûts d’un tel accident. Pour leur permettre de se protéger, la start-up britannique Zego a imaginé une solution inédite.
Depuis 2016, elle propose une assurance RC taillée sur mesure pour les coursiers et notamment les chauffeurs indépendants. Les livreurs paient leur assurance à l’heure. La couverture commence quand ils activent l’application du service qui les emploie sur leur téléphone mobile, et s’interrompt quand ils la désactivent. En Suisse, les compagnies d’assurances ne proposent pour l’heure pas de contrats spécifiquement destinés à la «gig economy», car aucune loi ne définit clairement le statut de ces travailleurs. Pour les structures comme Uber, par exemple, se pose encore la question de savoir si l’indépendant doit être considéré comme un employé, la plateforme devant dans ce cas s’acquitter de la couverture d’assurance.
Si elle ne joue qu’un rôle d’intermédiaire, ces travailleurs doivent être considérés comme exerçant une activité lucrative indépendante et se charger eux-mêmes de leur couverture d’assurance. «A ce stade, remarque Pascal Vuistiner, responsable des médias du Groupe Mutuel en Suisse romande, il est complexe de définir ce statut, qui se situe entre celui de salarié et celui d’indépendant. Car il influe sur les besoins d’assurance.»
Outre le statut juridique des freelances, Pascal Vuistiner met également en avant la jeunesse du marché. «Pour le moment, le Groupe Mutuel ne propose pas de produit spécifique pour ces nouveaux acteurs. Le marché ne nous paraît pas encore assez mûr pour imaginer un produit plus pointu uniquement destiné à cette catégorie de personnes.» Même son de cloche du côté des compagnies d’assurances Zurich, Generali, Allianz et Helvetia dont le porte-parole du groupe, Jonas Grossniklaus, souligne aussi le manque de demande dans ce secteur. Mais le potentiel est là. Dans une étude de la société de recrutement Manpower sur les travailleurs suisses âgés de 20 à 34 ans publiée en 2016, plus d’un tiers se disent prêts à mener une vie professionnelle en tant que freelance et en cumulant plusieurs activités.
«Les salariés jalousent les indépendants, mais ils n’ont aucune idée de leur réalité»
Séverine Gerber a toujours «baigné dans les relations presse». Au fil de sa carrière professionnelle, elle gère la communication de grandes entreprises comme de plus petites structures. «J’ai vu mon métier profondément évoluer. Tout n’était pas rose.» En 2010, Séverine Gerber se lance en indépendante, sans succès, et revient au salariat. «En entreprise, j’étais très forte pour vendre les autres. Mais très mauvaise pour me vendre moi-même. Et puis, j’ai négligé tous les aspects relatifs aux mandats: les définir, les chiffrer, estimer le temps de réalisation…» Le retour au salariat ne durera qu’une année puisque Sévérine Gerber retourne à l’indépendance en 2012, cette fois mieux armée.
Désormais, la jeune femme assiste de l’extérieur aux mutations du salariat et à la peur qui le gagne. «Beaucoup de personnes en poste ont encore un emploi du temps traditionnel où tout est très réglementé. Elles ont leur place de parc, elles mangent avec les mêmes collègues à midi. Si elles sont malades, en vacances ou en maternité, elles sont payées. Leur vie s’organise en fonction de cela. Il y a de multiples filets de sécurité dont elles ne se rendent plus compte. Ces personnes sont très vite désécurisées par les difficultés du monde du travail. Elles se rendent compte qu’il change. On remplace, on automatise. C’est très nouveau pour elles. Au fil des changements, ces salariés sont amenés à interagir avec des indépendants comme moi.»
Séverine Gerber constate que «les salariés portent un regard dur sur les indépendants, alors que d’autres jalousent leur liberté. Mais tous ne se rendent pas compte de la réalité.» La réalité de Séverine Gerber, c’est la perte d’un salaire fixe, le stress de manquer de travail ou celui de répondre simultanément aux demandes de trois clients. Bien sûr, le plus vite possible. «Nous sommes condamnés à faire les choses bien, vite, sur appel et pour pas cher.» Les entreprises aussi ont une image biaisée de l’indépendance. «Elles vous sollicitent, vous demandent beaucoup de choses et tiquent lorsqu’elles voient la facture. Certaines croient toujours que l’indépendant n’a qu’à faire. Les mentalités doivent encore évoluer.» Par Mehdi Atmani
* Nom d’emprunt
Cet article est paru dans PME MAGAZINE