Tej Tadi: «On ne doit pas réduire Mindmaze à sa valorisation»

Le patron de la start-up de l’EPFL, première licorne en Suisse, part à la conquête des hôpitaux du monde entier avec ses solutions de réalité virtuelle pour les victimes d’AVC.

Propos recueillis par Mehdi Atmani

Une conquête insolente pour certains. Un coup de génie pour d’autres. Il aura fallu quatre ans seulement à Tej Tadi pour que sa start-up Mindmaze entre dans le club très privilégié des licornes – ces jeunes pousses valorisées à plus d’un milliard de dollars et majoritairement américaines. Sauf que Mindmaze est suisse. Une première qui vaut à l’entrepreneur de 36 ans d’être un modèle de réussite pour les start-uppers helvétiques. Née à l’EPFL, Mindmaze est la conjugaison de plusieurs disciplines, mais aussi la somme du parcours académique de Tej Tadi à cheval entre la réalité virtuelle et les neurosciences. 

Depuis 2011, la start-up équipe un nombre croissant d’hôpitaux avec ses solutions de réhabilitation neurologique pour les victimes d’accidents vasculaires cérébraux (AVC), basées sur la réalité virtuelle et augmentée. Lauréate de plusieurs prix en Suisse, Mindmazese développe désormais à pas de géant dans la Silicon Valley sans délaisser Lausanne, où elle compte maintenir son siège social. Mais c’est aux Etats-Unis qu’elle grandira pour trouver de nouvelles applications à ses solutions. De retour de San Francisco, où il s’est installé à temps partiel, Tej Tadi revient sur son ascension, l’écosystème entrepreunarial suisse et livre ses ambitions futures.

– PME D’où vous est venue cette idée d’intégrer la réalité virtuelle aux neurosciences? Et pourquoi à l’EPFL?

– A l’époque, je venais de terminer mon master au laboratoire d’informatique graphique et en réalité virtuelle. J’avais l’opportunité de faire ma thèse aux Etats-Unis, mais c’est à Lausanne qu’il y avait le projet sur lequel je voulais vraiment travailler, avec le bon professeur. Il m’a proposé de faire ma thèse avec lui. Nos recherches portaient sur la locomotion et sa modélisation. L’idée était d’animer l’avatar d’un être humain qui court sur un tapis roulant. J’ai voulu aller plus loin dans la compréhension des troubles de la locomotion. C’est comme cela que je suis arrivé aux neurosciences. J’ai très vite compris que le meilleur moyen de stimuler le cerveau, c’était d’utiliser la réalité virtuelle et augmentée. L’idée de Mindmaze était née.

– Comment passe-t-on de la recherche scientifique à l’entrepreneuriat?

– C’est une question de caractère et de prise de risques. Le chercheur et l’entrepreneur ne sont d’ailleurs pas si différents. Les deux développent des projets. Mais l’enjeu n’est pas d’avoir l’idée, c’est d’être capable de l’apporter au client pour qu’elle lui soit utile. Lors de mes études en neurosciences, j’ai passé beaucoup de temps dans les hôpitaux avec des victimes d’AVC. J’ai constaté qu’il y avait énormément de besoins, pour les patients et les médecins, en matière de réhabilitation. Aucune entreprise n’a pris la peine de développer ces solutions alors que c’était évident. Je me suis donc lancé.

– Il y a beaucoup de géants comme Google qui s’investissent sur le marché de la santé avec davantage de moyens que Mindmaze. Quelle place avez-vous dans cet écosystème?

– Google et les autres s’intéressent au marché sous l’angle de la donnée. Ils compilent ces informations pour faire des prédictions qui seront utiles au secteur de la santé. Nous sommes ceux qui créent ces données. Nos travaux sont donc complémentaires. Mindmazeest un intermédiaire entre Google et la pharma. Google a besoin de nos données sur le cerveau pour faire ses prédictions. Quant à Roche ou Novartis, ils ont aussi besoin de nos solutions pour développer des traitements. Nous jouons donc davantage le rôle de plateforme centrale au coeur de l’industrie de la santé.

– Le parcours d’entrepreneurs est jalonné d’erreurs. Quelles ont été les vôtres?

– Il y en a plusieurs, mais la plus importante a été de sous-estimer le temps et l’argent à investir. Il y a eu aussi des erreurs de casting. J’ai compris avec le temps que l’on n’engageait pas les mêmes personnes pour la phase de démarrage, la levée de fonds et la commercialisation. Il faut être clair dès le départ sur ses objectifs. C’est très important. Surtout au début lorsque vous menez de front tous ces aspects. Les risques de se perdre sont grands. Vous pouvez sonder votre client cible ou mener toutes les études de marché du monde, ce qui importe, c’est de comprendre pourquoi vos clients paieront pour vos solutions. On croit savoir, mais c’est en fait très complexe. J’aurais dû passer plus de temps à comprendre ces mécanismes.

– En Suisse, beaucoup de start-up atteignent un seuil de rentabilité, puis sont rachetées. Cela fait aussi partie du modèle d’affaires. Alors que Mindmaze a continué son ascension. Quel est votre secret?

– La grande différence avec la majorité des autres start-up, c’est d’avoir eu dès le départ un objectif d’échelle. Je voulais que l’entreprise soit grande. A l’époque, j’ai tout de suite vu qu’il y avait une tendance naissante à marier la réalité virtuelle avec les neurosciences. C’était certain que ce marché allait exploser. Les autres secrets, c’est d’avoir très vite été capable de s’internationaliser et de nouer des liens avec l’étranger. Je pense aussi que la force de Mindmaze, c’est sa pluralité. Nous ne faisons pas que des logiciels, ou des produits, ou encore que des algorithmes. Ce n’est pas non plus que de la réalité virtuelle ou des neurosciences. Mais la combinaison de tout cela.

– Mindmaze est en partie un produit de l’EPFL. Comment votre entreprise s’insère-t-elle dans un réseau de partenariat avec des laboratoires et des hôpitaux en Suisse et à l’étranger?

– Nous traitons désormais avec tous les grands hôpitaux d’Europe et des Etats-Unis. Mais nos premiers clients sont en Suisse – le CHUV en 2011, puis la clinique romande de réadaptation de la SUVA à Sion. C’est notre réseau le plus proche. Je vis à Lausanne depuis treize ans. J’ai donc des contacts bien établis avec les médecins, les chercheurs. En 2006, nous avons commencé à publier nos recherches dans les revues scientifiques. Cela nous a donné beaucoup de crédibilité. Une fois que vous avez gagné cette crédibilité, il est beaucoup plus facile de réseauter.

– Combien coûtent vos solutions?

– Pour les hôpitaux, c’est aux alentours de 80 000 francs. Mais la machine est aussi commercialisée sous forme de leasing de un à trois ans et avec des options différentes en fonction des besoins des clients. L’hôpital peut aussi louer au cas par cas.

– Pourquoi avoir opté d’abord pour le secteur de la santé, un domaine ultra-réglementé? Est-ce que vous lorgnez aussi les jeux vidéo?

– C’est le secteur d’où je viens. Mais mon ambition est que Mindmaze devienne une plateforme technologique que l’on implémentera dans d’autres secteurs comme l’automobile, le sport, les jeux vidéo. Un peu comme Intel dont les solutions se retrouvent un peu partout.

– Grâce au fonds d’investissement indien Hinduja, Mindmaze est devenue la première licorne suisse en 2016. Cette valorisation à plus d’un milliard de dollars a-t-elle changé votre mentalité d’entrepreneur et vos objectifs?

– Il est très important de garder les pieds sur terre, car ce n’est pas mon argent. Disons que j’ai une pression supplémentaire ou plutôt une responsabilité. Mindmaze prend de l’envergure et je dois être à la hauteur. Je le vois comme cela. Il y a une forme de communication derrière cette étiquette de licorne. C’est bon pour l’image, mais cela ne change pas grand-chose dans l’opérationnel. A part peut-être que cela vous donne davantage de moyens pour faire les choses correctement. Désormais, Mindmaze peut vraiment se focaliser sur des aspects très précis sans devoir courir plusieurs lièvres à la fois.

– Néanmoins, ce nouveau statut a provoqué une forte médiatisation de Mindmaze. Avez-vous conscience d’être un modèle de réussite pour les start-uppers suisses?

– Vraiment? Si notre exemple peut les inspirer de manière positive, c’est bien. Mindmaze ne doit pas être réduite à sa valorisation. Les autres start-upper doivent voir tous les efforts et la stratégie qui ont permis à l’entreprise d’être là où elle est. Il ne s’agit pas juste d’avoir une idée et de monter une start-up. Il faut une vision, une stratégie, du temps, de la passion, de l’énergie. Beaucoup d’énergie.

– Vous êtes né à Hyderabad. Vous avez entrepris à Lausanne et vous vivez désormais la moitié du temps à San Francisco. Ce parcours multiculturel imprègne-t-il votre manière d’entreprendre? En d’autres termes, estce que votre succès vient du fait que vous abordez les choses différemment des entrepreneurs suisses?

– C’est certain. Ma vision d’entrepreneur est un mélange de ces trois cultures. Je dois sans cesse trouver un équilibre pour que l’une ne prenne pas le pas sur l’autre. Ce qui caractérise les Etats-Unis, ce sont la taille du marché et la prise de risque. Mais c’est aussi une société où la communication a pris trop de place. Je veux dire par là que vous trouverez beaucoup de monde pour dire que ce que vous faites est génial sans forcément qu’ils investissent chez vous. En Inde, il y a une forte culture du risque, mais la taille du marché et la qualité ne sont pas au rendez-vous. Quant à la Suisse, elle est beaucoup plus prudente et conservatrice. Il faudrait un peu plus de prise de risque, mais pas autant qu’aux Etats-Unis. Ici, quand on dit que l’on fait les choses, on s’y tient.

– Vous vous développez très rapidement dans la Silicon Valley où vous gérez les aspects commerciaux et de design de vos solutions. Mais vous assurez que le siège social et le R&D de Mindmaze resteront à Lausanne. Pourquoi les Etats-Unis sont-ils si importants pour Mindmaze?

– C’est un marché très important dans le domaine de la technologie et des sciences de la vie. Les grands acteurs dans ces secteurs se trouvent dans la Silicon Valley. C’est comme ça. Je n’y peux rien. La question n’est pas de trouver de plus grands investisseurs, c’est une question de mentalité qui est unique. Là-bas, nos partenaires ont une vue d’ensemble. Ils comprennent ce que vous voulez entreprendre dans cinq ans.

– La Silicon Valley est un écosystème unique, avec du bon et du moins bon. Malgré tout que manque-t-il à la Suisse pour retenir ses pépites?

– Cela ne sert à rien de comparer la Suisse avec le reste du monde. Ce sont des écosystèmes tellement différents. La Silicon Valley est unique par son histoire et sa population qui teste des modèles d’affaires depuis plus de vingt ans. La Suisse se place bien, mais il n’y a pas encore la masse critique de cerveaux pour développer une telle vivacité. Cela viendra, mais c’est encore trop tôt. L’attrait de la Silicon Valley vient des gens qui la composent.

– Pourquoi ne lorgnez-vous pas aussi du côté de l’Asie? L’industrie de la réalité virtuelle y est pourtant florissante?

– C’est la taille du marché. Ce n’est pas encore le bon moment pour nous d’aller en Asie. Grâce à notre investisseur Hinduja, nous avons accès à l’Inde et à l’Asie pour la production et la distribution de nos solutions, mais le marché n’est pas encore mûr. Dans un premier temps, je préfère me focaliser sur l’Europe et les Etats-Unis. Probablement que dans un an ou deux, nous irons en Asie. C’est dans les plans, mais cela requiert plus d’argent, plus de ressources et d’autres partenaires pour faire les choses bien.

– Qui sont vos concurrents?

– Cela dépend dans quel domaine. Sur la réalité virtuelle, il y a plusieurs grands joueurs comme la start-up américaine Magic Leap et Microsoft. Mais il n’y a pas de concurrence directe dans les neurosciences.

– Quelles sont les start-up suisses qui vont exploser?

– C’est une question difficile. Je dois réfléchir. J’ai vu des choses très intéressantes à la dernière Start-Up Seednight de l’EPFL. L’idée est là, mais c’est l’exécution de cette idée qui pèche. Je remarque que ces start-up font les mêmes erreurs que moi.

– Vous êtes fan de Roger Federer et de heavy metal. Vous n’avez jamais songé à concevoir une interface pour vous immerger sur un court de tennis ou sur la scène avec AC/DC?

– Ce serait tellement génial. Mais non, pas encore. La musique, c’est un hobby privé. Je n’ai pas de groupe. Je joue de la guitare électrique tout seul à la maison entre 1 heure et 3 heures du matin. Je vis la nuit. Quant à Roger Federer, j’admire sa personnalité et sa ténacité. Il est tellement humble et à la fois si compétitif.

– La médecine vous manque?

– Oui, mais j’ai trouvé mon équilibre depuis que des patients utilisent tous les jours les solutions Mindmaze. J’ai cette satisfaction de savoir que nos machines ont une utilité sur le terrain. Par contre, le contact avec les patients me manque.


Cet article est paru dans PME MAGAZINE