Interlaken, la Mecque touristique des pays du Golfe

© Marco Zanoni / Lunax

La fréquentation des pays du Golfe a bondi dans la station bernoise d’Interlaken, qui devance désormais Genève. Le fruit d’une promotion qui met en avant menus halal, tapis de prière dans les hôtels et vols en parapente avec port du voile. Mais l’initiative suisse sur l’interdiction de la burqa menace cette stratégie qui divise les hôteliers…

L’été indien prend fin en juin. Le long de la Höheweg, l’avenue des manufactures horlogères de luxe et des cinq étoiles, il ne reste qu’une poignée de touristes du Maharashtra et du Gujarat dans le flot continu des Chinois et de quelques Anglais en chaussettes longues. Ils reviendront à l’automne. Une saison s’achève. Une autre démarre. Et celle-ci, personne à Interlaken ne s’en passerait.

A quelques jours de la fin du Ramadan, la station touristique de l’Oberland bernois peaufine les derniers détails. Les horlogers renouvellent leur stock de montres de luxe. Les menus des restaurants changent de langue et s’arabisent. Dans les hôtels, les affiches promotionnelles vendent les neiges éternelles de la Jungfrau en arabe.

La fin du mois saint musulman marque le début des festivités. Début juillet, Saoudiens, Qataris, Dubaïotes et Omanais prennent leurs quartiers dans la station bernoise. Des hôtes de choix, car les plus dépensiers. En moyenne 430 francs par jour, selon les chiffres de Suisse Tourisme. Près de quatre fois plus que les touristes suisses (120 francs par jour) qui restent encore le premier marché. «Ils viennent en couple ou en famille et séjournent plusieurs jours dans les quatre et cinq étoiles. Interlaken fait office de camp de base pour rayonner dans toute la Suisse», explique Remo Käser, directeur des ventes pour le marché arabe à la Jungfraubahnen.

Cette clientèle n’aime pas les pentes trop raides, préférant les promenades digestives et les balades en calèche aux longues randonnées. Nichée à 600 mètres d’altitude dans la plaine entre les lacs de Thoune et de Brienz, Interlaken est le lieu rêvé. A quelques jours du coup de feu, il ne manque plus que la mise en place de guichets de réservations arabophones devant les palaces. Car si les touristes arabes réservent dans les hôtels, ils ne planifient rien de leur séjour, contrairement aux Japonais et aux Chinois qui passent par des tour operators.

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Alors il faut être visible et vendre la région. L’office du tourisme d’Interlaken a démarré son opération séduction très en amont de la saison, puisqu’elle jouit d’une task force d’une dizaine de personnes aux Emirats pour promouvoir l’Oberland bernois. Spots publicitaires, conférences, voyages de presse organisés pour les journalistes arabes, Interlaken concède de coûteux investissements pour sa communication. La saison des Arabes est courte, il faut mettre le paquet.

Croisières halal et tapis de prière

A Interlaken, où 80% de la population vit du tourisme, la séduction des visiteurs arabes passe par quelques aménagements: menus halal dans les restaurants de la ville, comme à 3454 mètres d’altitude au sommet de la Jungfrau. Mais aussi «croisières halal» (parce que le buffet l’est) sur le lac de Brienz. Vols en parapente avec port du voile autorisé et davantage de monitrices pour accompagner les femmes dans les airs. Référencement sur les plateformes de réservations comme halalbookings.com et promotion du site internet interlakenforarabs.ch. Ces adaptations font qu’aujourd’hui, Interlaken est le lieu touristique en Suisse le plus fréquenté par le Moyen-Orient (14% des séjours).

En 2016, la station bernoise a ravi la première place à Genève en termes de nuitées (124 000). Au niveau suisse, le tourisme des pays du Golfe représente une manne de 413 millions de francs, dont le quart revient à la seule région d’Interlaken. Celle-ci récolte les fruits d’une stratégie mise en place il y a cinq ans seulement. L’office du tourisme d’Interlaken a formé les commerçants et les hôteliers à l’accueil des touristes arabes à travers des séminaires et des brochures. Elle organise aussi des ateliers interculturels. Certains patrons se sont même mis à l’arabe. Résultat? En douze ans, la fréquentation des pays du Golfe a bondi de 2120% à Interlaken. Elle devance celle des Chinois et talonne celle des Suisses (marché n° 1).

Au bout de la Höheweg, Marco von Euw reçoit au 18e étage du Métropole. Son hôtel, une tour de béton des années 1970 est la seule du genre à Interlaken. Un argument marketing, car «les Arabes aiment les points de vue», précise le directeur du quatre étoiles. Ici, la clientèle du Golfe représente près de 20% du chiffre d’affaires. A 44 ans, Marco von Euw n’y trouve rien à redire et multiplie les petites attentions pour ces touristes. La moquette à la réception, c’est son idée. De même que les tapis de prière avec boussole intégrée qu’il a fait venir de Berlin. Le pot de miel comme cadeau de bienvenue aussi. Les menus halal aux restaurants également. «Nos attentions, seuls nos clients du Golfe les remarquent», relativise Marco von Euw.

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Si le directeur insiste sur ce point, c’est parce que ses «adaptations» ne sont pas du goût de tous. Le natif de Arth-Goldau aux cheveux poivre et sel et au teint hâlé a reçu, il y a peu, des fax anonymes le taxant d’islamiste à la suite d’une apparition médiatique. Pourtant, il n’en faut pas plus pour les clients du Golfe que pour les autres. Les Chinois et les Indiens ont aussi le droit à leurs attentions.

«Le tourisme est une affaire d’adaptations, explique Marco von Euw. En tant que visiteur, vous vous sentirez mieux accueilli si vous êtes compris.»

Ainsi va la vie à Interlaken. Depuis plus d’un siècle, la station bernoise s’adapte aux nouvelles vagues de touristes. La stratégie mise en place pour les Arabes en est la énième expression. Pourtant, elle divise les professionnels du secteur. D’un côté, les manufactures horlogères et les palaces qui profitent presque exclusivement de cette manne, de l’autre, les plus petits hôtels et les campings qui tirent la langue.

Les Arabes ne vont pas chez eux. Seul 1% fréquente les trois étoiles ou les catégories inférieures. Quant aux Espagnols, aux Hollandais, aux Allemands et aux Anglais, ils se font toujours plus rares avec le franc fort. «Pourquoi est-ce que l’on n’investirait pas aussi sur ces marchés pour les attirer à nouveau», lâche un propriétaire de camping fâché qui fait son chiffre d’affaires grâce à la clientèle de l’Union européenne. D’autres hôteliers ne sont pas prêts à toutes les compromissions avec les clients du Golfe pour sauver leur saison. Certains comparent la stratégie d’Interlaken à celle de ces présidents étrangers qui font fi des droits de l’homme pour négocier un juteux contrat avec l’Arabie saoudite.

En enjambant l’Aare, à Unterseen – l’une des trois communes d’Interlaken – Res Grossniklaus est de ceux-là. A 71 ans, le propriétaire du trois étoiles Post Hardermannli n’a «rien contre les Arabes», mais ne veut pas déroger aux valeurs de la Suisse.

«Quand je voyage, j’accepte les règles du pays. J’attends aussi que ces touristes respectent la mentalité suisse, explique-t-il. J’accueille volontiers des femmes en burqa, mais dans la salle à manger, chaque culture et nationalité sont logées à la même enseigne. Si ces femmes vont au bord du lac, elles doivent accepter que d’autres se baignent seins nus.»

Chez Res Grossniklaus, vous ne trouverez donc jamais de menu halal. Avec lui, la discussion sur l’explosion du tourisme arabe glisse vite sur le champ politique. Res Grossniklaus est l’un des seuls professionnels du tourisme à prendre publiquement position pour l’interdiction du voile intégral. Le peuple suisse sera sans doute appelé à se prononcer sur cette question d’ici à 2019. Le comité d’Egerkingen, organisation proche de l’UDC et de l’ASIN (Action pour une Suisse indépendante et neutre), s’affaire à la récolte des signatures pour lancer son initiative. A Interlaken, ce projet choque et inquiète les professionnels du tourisme. Sur le front politique, il divise jusque dans les rangs de l’UDC.

A tout juste 60 ans, le maire socialiste d’Interlaken, Urs Graf, fustige un «projet d’initiative malhonnête» qui ne manquera pas d’empoisonner l’industrie touristique. «On ne peut pas faire du commerce avec les Emirats et refuser de les accueillir. La Suisse est un pays libre. Nous n’avons pas le droit de choisir qui peut venir chez nous et dans quelle tenue, commente le maire. De toute manière c’est un faux débat.» A l’hôtel Métropole, Marco von Euw abonde. «Cela fait dix-huit ans que je travaille sur ce marché. Vous imaginez le signal que cela enverrait? Le Tessin a interdit le voile intégral en 2013, avec quels résultats? Aucun.» A quelques jours du coup d’envoi de la saison arabe, les professionnels du tourisme ont d’autres préoccupations. Le boycott du Qatar décidé début juin par quatre pays arabes pourrait avoir des conséquences sur les réservations hôtelières à Interlaken. Renato Julier, responsable du marché émirati à l’Office du tourisme, ne cache pas une situation «confuse et compliquée». Les nouvelles qu’il reçoit tous les jours de ses partenaires sur place ne sont pas bonnes. «Les touristes du Qatar ont annulé presque tous leurs voyages à l’étranger. Nous attendons et restons positifs.» A Interlaken, l’été arabe devait être flamboyant, mais la crise diplomatique pourrait venir jouer les trouble-fête.

© Marco Zanoni / Lunax

 


Cet article est paru dans LE TEMPS