Patrick Warnking (Google Suisse): «La Suisse a besoin de jeunes prêts à prendre des risques»

Google Suisse, le plus grand centre de recherche de la firme californienne en dehors des Etats-Unis, ne cesse de croître à Zurich. Son CEO nous explique que le groupe investit massivement pour favoriser la transition numérique des start-up et des PME.

Propos recueillis par Mehdi Atmani

Une visite chez Google Suisse, c’est un séjour à Disneyland où, derrière les toboggans, les baby-foots, les salles de massage et les bars thématiques, se cache une redoutable multinationale qui règne depuis bientôt vingt ans sur le web et l’innovation mondiale. C’est à Zurich, dans les locaux de l’ancienne brasserie Hürlimann, que la firme de Mountain View concentre sa plus importante présence en dehors des Etats-Unis. Plus de 2000 employés de 75 nationalités y travaillent depuis son implantation en 2004 au bord de la Sihl. Avec le temps, Google a annexé bâtiment après bâtiment. A l’étroit, le groupe poursuit son expansion dans l’Europaallee, le quartier de la gare de Zurich. 

Patrick Warnking dirige depuis 2011 l’antenne suisse de Google. A49 ans, le Germano-Suisse revient sur les atouts et les enjeux du modèle d’innovation helvétique. Il explique comment son groupe peut favoriser cette transition en aidant les PME et les start-up sans abuser de son hégémonie sur la technologie. Le père de cinq enfants évoque aussi les défis de l’information et notamment la relation amour-haine entre Google et les médias, qui l’accusent de les priver de recettes publicitaires.

– L’innovation est un mot-valise dans toutes les bouches. Quelle est votre définition?

– C’est la capacité de trouver de nouvelles manières d’apporter de la valeur à un produit, un service, une organisation. Je ne peux pas être plus bref (rire).

– En effet… Existe-t-il selon vous un modèle suisse de l’innovation?

– Oui, et il est très fort. La Suisse est à la pointe de l’innovation en termes de compétitivité, mais aussi pour sa capacité à tisser des partenariats avec différents acteurs dans différentes industries. Le pays est également un vivier de ressources, de savoirs et de savoir-faire.

– Mais qu’en est-il plus précisément du modèle?

– C’est cette conjugaison d’atouts qui fait le modèle. La Suisse compte un nombre très important de cerveaux grâce à la qualité de ses universités et hautes écoles. C’est un pays fantastique avec une qualité de vie incroyable et une culture de l’entrepreneuriat. Tout cela permet aussi d’attirer des talents du monde entier. C’est un marché dans lequel nous pouvons beaucoup contribuer, car avec le numérique, les modèles d’affaires changent et nous sommes en mesure d’aider les entreprises à réussir cette transition pour qu’elles restent aussi innovantes que par le passé.

– Justement, par quels moyens Google Suisse contribue-telle à l’écosystème de l’innovation suisse?

– Il y en a plusieurs, mais le principal est notre engagement dans différents partenariats de recherche avec les Ecoles polytechniques de Lausanne et Zurich. Mais aussi avec les universités et les hautes écoles. Nous nous engageons beaucoup dans l’écosystème des start-up et ses différents programmes d’incubation et d’accélération. Par exemple, nous soutenons financièrement l’incubateur Impact Hub, ainsi que plusieurs dizaines de milliers d’entreprises suisses intéressées par le thème de l’exportation à travers le web grâce à notre partenariat avec Switzerland Global Enterprise (SG-E, ex-OSEC). L’autre volet concerne notre contribution à la formation et à l’éducation des PME aux défis de l’innovation, du numérique et des médias. Mais également aux nouveaux outils qui permettent de développer et d’améliorer la présence de l’entreprise en ligne. En 2016, plus de 10 000 personnes – venant surtout des PME – ont suivi notre formation gratuite.

– A vous entendre, le tableau est idyllique. Malheureusement, il n’est pas tout rose. Que faudrait-il pour développer l’innovation en Suisse?

– C’est vrai qu’il y a beaucoup de points positifs. Soyons clair, la Suisse est actuellement en très bonne position par rapport à d’autres pays. Ce qu’il faudrait dans le futur, c’est investir davantage dans les jeunes générations d’entrepreneurs et entre autres dans leur formation digitale. Nous avons besoin de jeunes prêts à prendre des risques.

– Sommes-nous trop conservateurs ou prudents?

– Oui, mais la culture de l’échec change. Il y a quelques années, un entrepreneur qui échouait avec sa start-up était encore très mal perçu. Aujourd’hui, cela devient un exemple positif. Il y a désormais cette idée que l’on apprend de ses échecs et qu’il faut multiplier les expériences avant de réussir. L’autre grand changement, c’est la présence et l’accès au capital-risque. C’est crucial pour lancer une start-up. Aujourd’hui, si on a la bonne idée, avec le bon business plan et la bonne équipe, il est plutôt facile de lever plusieurs centaines de milliers de francs pour démarrer. Par contre, il est encore très difficile de passer à l’étape supérieure. Ici, l’argent est toujours très conservateur dès qu’il s’agit de soutenir une start-up dans sa période de croissance. L’accès aux 2 à 10 millions d’investissements reste très difficile en Suisse.

– Afin de freiner l’exode des start-up suisses en quête d’investissements, le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, vient de constituer un fonds privé doté de 500 millions de francs. Un commentaire?

– C’est une première mesure très positive qui va très certainement stimuler l’innovation. Cet argent vient d’entreprises privées actives dans différents secteurs. C’est une autre bonne chose, car Johann Schneider-Ammann favorise la collaboration entre le monde académique, le politique, les PME et les start-up. Pour avancer, il faut réunir tous les acteurs autour de la table. Ce modèle multipartite est plus facile en Suisse qu’ailleurs, car ici, les acteurs se connaissent et collaborent.

– Quelles sont les questions des PME qui vous sollicitent?

– Comment trouver de nouveaux clients. C’est la demande principale. A nous de leur apprendre de nouveaux modes de communication, comme la vidéo. Il faut les rassurer.

– Beaucoup développent un site de vente en ligne en parallèle de leur activité physique. Est-ce que vous les aidez à pister les clients et leurs habitudes de consommation?

– Parmi d’autres outils, nous leur offrons Google Analytics avec lequel les PME peuvent très précisément mesurer le trafic de leur site et ainsi les activités et le succès de leur présence en ligne.

– Les PME sont-elles au fait des enjeux de l’économie numérique?

– La plupart, oui. N’oublions pas que les PME sont la colonne vertébrale de l’économie. Elles ne le seraient pas si elles n’étaient pas tournées vers l’innovation.

– Comment contribuer à la réussite de cette transition?

– Il y a quatre domaines dans lesquels nous pouvons aider les PME. Premièrement, l’amélioration de l’efficacité des processus internes de l’entreprise. Mais aussi la sécurité, en passant par la collaboration et la culture d’innovation. Ensuite, nous pouvons les aider à mieux servir leurs clients existants. Enfin, et c’est ce qui est très recherché, nous les aidons à démarcher de nouveaux clients.

– Sélectionnez-vous les PME avec lesquelles vous collaborez? Si oui, sur la base de quels critères?

– La mise en relation se fait de plusieurs manières. La principale? Les PME nous sollicitent directement à travers le web et les divers partenariats que nous avons. Il y a plus de deux ans, en pleine crise du franc fort, nous avons été approchés par SG-E qui soutient les entreprises exportatrices sur mandat de la Confédération. Nous avons décidé d’aider cette organisation à favoriser les activités exportatrices des entreprises via la plateforme exportdigital.ch, qui les conseille. Nous participons aussi beaucoup à des événements, des ateliers, des conférences publiques ou organisées par des entreprises.

– Comment faire pour que l’hégémonie de Google sur l’innovation n’étouffe pas les autres acteurs?

– En fait, Google n’est qu’un acteur parmi d’autres. Notre but est de mettre en relation des particuliers et des entreprises avec des produits et des services. C’est un espace de rencontre. Google est une place de marché qui génère de la valeur. Ils utilisent notre plateforme parce que nous sommes capables de leur fournir la bonne réponse et la bonne solution.

– Autrement dit, les PME ont-elles le choix de se passer de vos solutions? En les coachant, quel est votre retour sur investissement?

– Il n’y a pas de dépendance. Les PME ont le choix de travailler avec Google ou des concurrents comme Facebook ou Amazon pour ne citer qu’eux. Ce que nous leur offrons, ce sont des outils et des cas d’études gratuits. Le dernier exemple, c’est le site “Test your site on Mobile”. Chaque entreprise peut gratuitement tester la vitesse de chargement de son site web sur mobile. C’est important, car l’on sait que si le chargement prend plus de trois secondes, le potentiel client s’en va. Il y a bien sûr nos services gratuits comme Google Trends pour observer l’évolution des requêtes, mais aussi Adwords pour capter une certaine audience. Tout cela est très transparent.

– Mais en retour, est-ce que vous profitez des compétences offertes par les PME que vous accompagnez?

– Cela reste des affaires. Mais des affaires transparentes. Nous grandissons parce que nos clients utilisent nos solutions. Il y a un intérêt commun. Chacun y trouve son compte. Nous misons aussi sur des projets à plus long terme. Il n’y a donc pas de retour direct sur investissement.

– Depuis sa création fin 2015, le Digital News Initiative, le fonds de Google pour l’innovation dans les médias, a promis d’investir 165 millions de francs sur trois ans dans les médias en Europe. Quel est votre rapport avec les éditeurs de presse qui vous ont longtemps accusé de fragiliser l’économie des médias?

– Il est très bon puisque nous collaborons avec eux. Google est une entreprise technologique qui ne produit pas de contenu. Nous avons des développeurs, mais pas de journalistes. Il y a donc un intérêt commun à collaborer.

– A quel niveau? Longtemps les éditeurs vous ont accusé de siphonner leurs recettes publicitaires.

– Nous comprenons le défiet essayons de les aider en développant divers programmes de financement pour des projets journalistiques. C’est le cas par exemple chez Ringier et Tamedia. Ensuite – en tant que membre de la “Coalition for Better Ads” – nous oeuvrons avec eux pour travailler sur le défi des bloqueurs de publicités.

– Zurich est désormais le plus grand centre de recherche de l’entreprise hors des Etats-Unis. Quelles sont vos ambitions en Suisse?

– Notre but, c’est d’être le meilleur hub d’innovation de Google. Nous y parviendrons en renforçant nos liens avec les universités, les Ecoles polytechniques, les entreprises et les talents qui les composent. Nous voulons prouver que les investissements consentis en Suisse font sens. Il n’y a donc pas de raisons d’arrêter nos investissements. Le potentiel est là.

– Le centre de recherche de Zurich est donc amené à devancer vos bureaux à Londres et à Dublin?

– Oui, en ce qui concerne la recherche et le développement nous sommes déjà la présence la plus importante. Pour nommer un exemple, c’est en Suisse que nous venons de réunir la plus grande équipe travaillant sur le “Machine Learning”, l’équipe de Google Research Europe.

– Justement, quels sont les projets sur lesquels Google Suisse travaille?

– Nous sommes très focalisés sur le mobile. Et plus particulièrement sur la reconnaissance vocale. D’un point de vue utilisateurs, on constate que les gens parlent davantage à leur téléphone. Ils ne tapent plus de requêtes sur un clavier. D’un point de vue business et entreprises, nous travaillons beaucoup sur la publicité mobile. Sur ce canal, la pub se doit d’être plus adaptée au petit écran, mieux intégrée, et plus pertinente pour être vue.

– Est-ce que vous comptez grandir aussi en Suisse romande, notamment sur le site de l’EPFL?

– Pas pour le moment, même si beaucoup de nos clients (Nestlé, les manufactures horlogères par exemple) sont en Romandie. Nos bureaux restent à Zurich et nous continuerons à voyager très souvent dans tous les coins de Suisse romande.

– Aux Etats-Unis, le rapport à l’innovation est très différent de l’Europe. Les Américains prennent davantage de risques alors qu’ici, nous sommes plus conservateurs. Cette différence impacte-t-elle vos projets?

– Non, au contraire. Google dispose d’une présence dans plusieurs pays. Cette diversité de points de vue est une force. En ce qui concerne nos investissements dans les projets, nous nous concentrons sur une formule 70-20- 10. C’est-à-dire que 70% de nos investissements se font dans nos produits et services existants. 20% dans des projets intéressants, mais dont on ne sait pas s’ils auront un avenir. Et les 10% restants dans des idées complètement folles.

 


Cet article est paru dans PME MAGAZINE