Martin Vetterli:
«La Suisse doit voir plus grand»

Le nouveau président de l’EPFL entend contribuer à la transition numérique de la Suisse et de son tissu économique. Mais pour réussir cette révolution, il faut adopter des conditions-cadres favorisant l’innovation.

 

Le 1er janvier 2017, Martin Vetterli succédait à Patrick Aebischer à la tête de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

Après les années de folle croissance de son prédécesseur, l’ex-président du Conseil de la recherche du Fonds national suisse (FNS) et professeur ordinaire en systèmes de communication mise sur le maintien de la trajectoire et de l’élan de l’EPFL.

L’une de ses ambitions est de réfléchir à la conjugaison de l’expertise informatique, algorithmique et statistique avec les domaines de la recherche existants. Pour MartinVetterli, la Suisse a toutes les cartes en main pour réussir sa transition numérique. Mais ce succès passe donc par la formation des sciences de l’informatique, l’adoption de conditions-cadres favorisant l’innovation, et davantage de prises de risque dans les investissements.

 

PME Quel bilan tirez-vous de vos six premiers mois à la tête de l’EPFL?
Je vais bien. J’ai coutume de dire que j’ai le plus beau job du monde. C’est extrêmement intéressant, même si je suis toujours dans la phase de prise de fonction. J’ai mis en place par exemple une nouvelle équipe de direction et nous apprenons à travailler ensemble. C’est très stimulant, mais c’est aussi énormément de boulot. Il y a encore beaucoup de choses à organiser.

 

L’ère Aebischer fut celle de la croissance folle de l’EPFL. Quelles sont votre stratégie, vos envies?
Mes envies? Réaliser le potentiel de l’école pour l’asseoir dans le top mondial des universités technologiques. Sous l’impulsion de mes prédécesseurs, l’EPFL est passée du statut de bonne école à celui d’université technologique. Mon but est de transformer l’essai en pérennisant ce statut.

Mes envies? Réaliser le potentiel de l’école pour l’asseoir dans le top mondial des universités technologiques. Sous l’impulsion de mes prédécesseurs, l’EPFL est passée du statut de bonne école à celui d’université technologique. Mon but est de transformer l’essai en pérennisant ce statut.

Pour maintenir et élever le niveau de l’école, n’êtes-vous pas finalement à l’image d’un grand chef de cuisine sous pression pour maintenir ses étoiles dans les guides culinaires?
Non. La réputation de l’école se fait grâce aux 350 professeurs. J’assume le rôle de chef d’orchestre en m’assurant que mes instrumentistes jouissent du maximum de liberté ainsi que d’instruments d’excellente qualité. Quant à moi, je dois recruter les meilleurs musiciens. C’est une combinaison où chaque élément est clé. Ce qui m’importe, c’est d’avoir un momentum sur l’école pour relever les défis scientifiques et de société. Nous avons une responsabilité de formation. Nous fournissons la matière grise de la Suisse pour maîtriser les défis numériques. Mon envie est donc d’intégrer les enjeux de la révolution 4.0 dans les filières de formation. Nous voulons par exemple mettre en oeuvre une réflexion autour de la technologie blockchain. Nous avons inauguré le Centre national de la science des données, afin de promouvoir l’innovation dans ce domaine. Il faut être prêt et les étoiles sont déjà bien alignées pour réussir cette transformation.

Pourtant, le domaine des EPF s’est vu raboter son budget de 90 millions par an entre 2018 et 2020. Aurez-vous les moyens de vos ambitions?
Je fais partie des optimistes. Je pense que le parlement va reconnaître l’importance du domaine des EPF pour la Suisse et qu’il ne fera pas l’erreur de jouer petit à l’aube d’une révolution digitale. Mais j’ai aussi passé assez de temps à Berne pour comprendre que ces décisions sont bien plus complexes. Je ne dis pas que c’est une bonne nouvelle, mais je comprends les contraintes du gouvernement. Je vais donc passer mon automne à Berne pour convaincre que l’on ne peut pas faire l’économie du soutien public à l’éducation, à la formation, à la recherche et à l’innovation. Les gens viennent en Suisse parce que l’on a les capacités d’innover. Il est vrai que nos recherches peuvent parfois sembler compliquées, mais il faut investir là où l’on sait qu’il y aura un retour sur investissement.

Selon vous, l’Europe et la Suisse ne sont pas du tout armées pour affronter la Nouvelle Economie. Dans ce contexte, comment garder la maîtrise de la chaîne de l’innovation pour ne pas être de simples consommateurs, mais des acteurs de la Nouvelle Economie? Davantage de soutien politique?
Le gouvernement s’est beaucoup impliqué – notamment Johann Schneider-Ammann et Doris Leuthard – sur l’initiative de digitalisation. Il y a plus qu’un réveil, mais la conscience qu’il est temps de s’équiper pour maîtriser cette révolution. De ce point de vue, les signaux sont positifs. Mais c’est aussi là qu’il faut employer beaucoup d’énergie. Nous en revenons aux questions budgétaires. On ne peut donc pas dire qu’il faut saisir cette révolution tout en coupant les budgets dans les domaines directement concernés par cette révolution.

L’EPFL fournit aux entreprises la matière grise pour réussir cette révolution. Mais les entreprises ont-elles pleinement conscience des enjeux?
Je suis confiant. Elles voient les défis et s’attendent à ce qu’on les aide. Ma réponse est donc de faire évoluer la formation. Aujourd’hui, un ingénieur en génie civil suivra une formation en sciences de la donnée parce que dans sa discipline, il sera amené à modéliser ces données. La mission des EPF est d’interagir avec les entreprises, de comprendre leurs besoins.

Et les PME? Sont-elles les laissées-pour-compte de cette grande révolution?
Pas du tout. Elles sont même très au fait des enjeux. Nous organisons prochainement pour elles un événement sur les sciences de la donnée. Puis, au printemps prochain, un événement sur la digitalisation du point de vue des PME. Celles-ci ne découvrent pas la digitalisation. Il s’agit déjà d’une réalité. L’enjeu est qu’elles soient en mesure de créer leur propre savoir-faire dans ce domaine. Autrement, elles vont succomber aux sirènes des grands groupes. Les PME ont besoin de talents et d’évolutions.

Au sens large, les sciences informatiques engendrent-elles une fusion des disciplines?
En quelque sorte. C’est comme les maths. Vous les retrouvez partout. C’est pareil pour la physique ou la chimie. Il y a des ponts à construire entre les disciplines. On gagne toujours en parlant à son voisin. Ces dix dernières années, il y a eu des avancées extrêmement rapides. Elles sont liées à l’émancipation de l’Intelligence artificielle et du Machine Learning notamment. Tout à coup, ces innovations peuvent décupler les effets de notre savoir-faire parce qu’elles se déploient dans toutes les disciplines.

En mai dernier, la Fondation Bertarelli annonçait un nouveau don de 10 millions de francs à l’EPFL pour accélérer la recherche de traitements contre les maladies neurologiques. Cinq millions iront au Campus Biotech à Genève et 5 autres millions seront consacrés à la création d’un “fonds catalyseur”. La biotech est-elle le domaine dans lequel la Suisse doit se positionner en priorité?
Il n’y a pas une discipline plutôt qu’une autre. Il y a juste une évolution naturelle de toute une série de sujets scientifiques et technologiques dans lesquels les données à disposition et leur maîtrise permettent d’aller plus vite, d’être plus efficients ou de parvenir à d’autres résultats. Les sciences de la vie sont très impactées par les données. D’où leur expansion rapide.

Existe-t-il un modèle suisse de l’innovation?
Il y a un savoir-faire. La Suisse ne se prend pas la tête. Elle ne croit pas tout savoir. Elle se remet en question et s’ouvre à l’international. Elle a un réseau. C’est donc une combinaison d’éléments qui me fait penser que la Suisse est un pays dans lequel l’innovation se porte bien. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas mieux faire. La preuve avec le débat actuel sur le financement des startup et leur accès au capital-risque.

Vous aimez particulièrement le modèle d’innovation israélien dans lequel les start-up maintiennent leur centre de développement technologique en Israël, mais lèvent des fonds aux Etats-Unis. La Suisse doit-elle s’inspirer de ce modèle?
La Suisse doit voir plus grand. Pour grandir, les entreprises doivent avoir accès au capital-risque. C’est très bien s’il y en a davantage en Suisse. Mais si la start-up reste et pense ses produits pour le marché suisse, elle va dans le mur. C’est là que le modèle israélien est intéressant. Nous devons faire évoluer une tradition. Prenez l’exemple de l’entreprise biopharmaceutique lausannoise AC Immune. Elle est entrée au Nasdaq l’année dernière tout en gardant un pied en Suisse.

Afin de freiner l’exode des start-up suisses en quête d’investissements, Johann Schneider-Ammann, vient de constituer un fonds privé doté de 500 millions de francs. Cette mesure est-elle suffisante?
[Il réfléchit] Oui, c’est bien. Mais pour l’heure c’est un voeu pieux. J’attends de voir l’argent et la manière dont il sera distribué. En 2016, le montant total de venture capital dans le canton de Vaud était de 400 millions de francs. Alors 500 millions c’est très bien, mais c’est de l’argent qui sera investi en un éclair.

Vous venez de rejoindre le comité directeur de Digital Switzerland. Cette organisation multisectorielle vise à renforcer l’attrait de la Suisse pour les start-up et l’économie numérique. S’agit-il d’une usine à gaz?
[Rire] Vous ne m’entendrez jamais dire ça. Bon, il y a un certain momentum. Il y a des gens – d’abord à Zurich – qui ont décidé de médiatiser cette digitalisation. Ils ont retroussé leurs manches, fait du réseautage. C’est désormais une initiative suisse. Certes, elle est jeune, mais elle avance.

Quelles sont vos ambitions et quel rôle comptez-vous y jouer? Y allez-vous à reculons?
Non, non, absolument pas. A ma nomination, j’ai reçu un e-mail de ce comité m’invitant à le rejoindre. A quoi j’ai répondu: “Merci beaucoup. Je serai heureux de vous rejoindre lorsque l’initiative sera rebaptisée Digital Switzerland.” Cela résume ce que je pense. Au début Digital Switzerland était très zuricho-zurichoise, mais avec l’ambition de devenir une initiative nationale. C’est désormais le cas, donc je monte à bord avec enthousiasme.

L’EPFL est souvent critiquée pour la forte présence du secteur privé sur le campus. Quelle est votre position sur la question?
Je vois cette évolution de manière très naturelle. Nous sommes un institut de technologies. Nos recherches s’alimentent en partie grâce à nos relations avec l’industrie. Nos étudiants y font des stages, des masters. Je n’ai donc aucune crispation à collaborer avec le secteur privé. Mais il faut que chacun s’y retrouve et que cette collaboration se fasse de manière transparente. La mission de l’école est de fournir les travailleurs de demain. Pour y parvenir, il faut collaborer avec le tissu économique. Donc, je ne comprends pas les esprits chagrins.

Que feriez-vous avec une baguette magique?
[Il réfléchit longtemps] J’essaierais de renforcer ce qui fait vraiment la force de l’EPFL et du domaine des EPF. C’est-à-dire son autonomie, mais aussi faire en sorte qu’elle ne soit pas étranglée par des régulations et des réglementations. Il faut de la place pour respirer et être créatifs. Ensuite, je ferais en sorte de renforcer l’ouverture sur l’international, car si nous devions réduire le nombre de professeurs étrangers, ce serait la fin des EPF. Et enfin, je ferais tout pour que l’on soit en bonne osmose avec les défis de la société.

Quels sont les filières de formation ou les domaines qui vont offrir le plus d’opportunités professionnelles sur la prochaine décennie?
La carte à jouer, c’est la convergence. Ce n’est pas un domaine plutôt qu’un autre. C’est la capacité de la Suisse à créer des entreprises et des produits très différents, mais complémentaires. Je pense par exemple à un produit de medtech qui aurait des composants liés avec les sciences de la vie, mais aussi des matériaux et de l’information.

On vous sait très sensible aux développements de la blockchain. C’est un domaine sur lequel la Suisse doit miser?
La blockchain, c’est la révolution de la notion de confiance. Nous entrons dans l’ère où cette confiance sera désintermédiarisée. C’est extrêmement intéressant pour la Suisse, car c’est un pays très bien coté pour ses services. Qu’ils soient financiers, juridiques ou je ne sais quoi. Si ces services sont si performants, c’est parce qu’ils sont basés sur la confiance. En réussissant cette transformation vers une notion de confiance désintermédiarisée, la Suisse va maintenir son savoir-faire et son excellence. C’est extrêmement intéressant d’un point de vue économique et sociétal.

L’EPFL recrute actuellement un(e) directeur(trice) pour diriger le Media Center, dont le rôle sera notamment de créer et piloter l’Alliance pour l’innovation dans les médias. Comment l’industrie des médias, la recherche et l’éducation peuvent-ils innover ensemble?
La digitalisation est un défi particulièrement important pour l’industrie des médias. Et nous sommes dans une position où nous pouvons les aider à faire cette transition et trouver de nouveaux modèles. Je pense notamment aux initiatives du Washington Post et ses binômes entre journalistes et informaticiens. Je pense aussi à Pro Publica (une salle de nouvelles indépendante spécialisée en journalisme d’enquêtes d’intérêt public et données à des partenaires médiatiques pour diffusion, ndlr). Comment gérer cette transition? Quels sont les modèles d’affaires? Il y a une composante scientifique et technologique pour réussir cette transformation.

 

 

 

 

La Suisse doit voir plus grand.

Martin Vetterli

 

 


Cet article est paru dans PME MAGAZINE