Au sein du Massachusetts Institute of Technology de Boston, cet Américain de 32 ans donne vie aux objets en 3D.
Par Mehdi Atmani
On l’attrape au forceps, à l’issue d’un match de ping-pong de courriels entre Lausanne et Boston. Skylar Tibbits fuit l’attention médiatique et les mondanités. Ce qui peut passer pour de l’arrogance traduit en fait un agenda surchargé et le désir de ne pas se départir de l’essentiel: la matière. A 32 ans, l’Américain vit dans la quatrième dimension. Au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT), il fonde puis dirige le Self Assembly Lab. Un laboratoire prestigieux où les objets en 3D prennent vie, évoluent, s’adaptent à leur environnement et s’assemblent tout seuls au contact de l’eau, du vent, de la chaleur, de la houle, voire d’autres phénomènes terrestres.
Pour pénétrer dans le monde protéiforme de Skylar Tibbits, il faut lâcher prise. Dans cette quatrième dimension, les frontières entre l’art, le design, l’architecture, la physique, la science des matériaux et la programmation informatique n’existent plus. Skylar Tibbits ne bute contre aucunes barrières. Avec ses lunettes, il façonne le monde de tous les possibles. Auréolé de multiples distinctions, le jeune Américain peut se targuer d’avoir inventé l’impression 4D.
Briques évolutives
Une évolution née de la rencontre entre l’impression 3D et la science des matériaux: «Les gens impriment des objets en trois dimensions et le processus s’arrête généralement là, explique Skylar Tibbits. Alors que ce n’est que le début. Nous voulons que cet objet soit capable d’évoluer dans le temps et de se transformer, sans intervention humaine.» La fabrication initiale de l’objet n’est plus qu’une étape dans le processus créatif.
La quatrième dimension de Skylar Tibbits, c’est le temps, ou plus précisément le dynamisme. «A l’avenir, nous serons capables de programmer tous les types de matériaux pour les faire réagir à différents types de stimuli.» La pression de l’eau par exemple, un changement de température, un mouvement. Une prouesse technologique qui trouve un écho dans la construction. En 2013 déjà, il imaginait des tuyaux capables d’adapter leur diamètre au volume de liquide qu’ils transportent. Mais aussi des briques qui évoluent pour répartir au mieux la pression sur un mur.
Ovni génial
Dans un autre registre, le jeune trentenaire évoquait des baskets «intelligentes» en mesure de s’adapter au sport pratiqué par son propriétaire. Et cela, en se transformant en fonction des forces et des pressions exercées par les pieds. Des chaussures qui renforcent vos chevilles lorsque vous jouez au basket ou qui s’ornent de crampons lors d’un match de football? Tout cela n’est pas de la science-fiction. Avec les recherches de l’Américain, la basket ne comprend pas que vous jouez à tel ou tel sport. Elle s’adapte à l’environnement et à la manière dont vous le pratiquez.
Ovni de génie, Skylar Tibbits exècre les cases. Né en 1985 de parents artistes, il se forme à l’art et à la photographie. Puis il entame des études d’architecture à l’Université de Philadelphie, bifurque par le design et le design computationnel, la science des matériaux, la programmation… La vie de Skylar Tibbits est un patchwork cohérent de multiples disciplines qui vise à répondre à sa quête originelle: la fabrication des objets. Tel un enfant, il questionne tout: «C’est quoi un robot, un bout de plastique, l’humidité, la technologie? Comment cela fonctionne? Plus qu’une révolution, nos recherches impliquent un changement d’état d’esprit pour observer les choses différemment et leur trouver de nouvelles capacités.»
Révolution industrielle
L’industrie ne cache pas son intérêt. Le Self-Assembly Lab du MIT a décroché plusieurs mandats ces dernières années avec des fleurons de l’industrie. Le premier avec le géant de l’aéronautique Airbus pour la fabrication d’une pièce de refroidissement du réacteur de l’avion capable de changer de forme en fonction de la température. Mais il collabore aussi avec Ikea, qui veut tester l’assemblage automatique d’un meuble en kit. Et enfin Nike pour la conception d’un matériau adaptable au corps.
Skylar Tibbits
Skylar Tibbits est très heureux de cet intérêt, mais ce n’est pas sa priorité. «Au Lab, nous sommes dans une position bizarre. Les entreprises viennent nous voir parce que nous voyons les choses différemment. Leurs demandes nous forcent à repousser les limites de ce qui est possible, explique-t-il. Mais d’un autre côté, je ne me préoccupe jamais de savoir si les capacités de nos objets répondent à un besoin du marché ou sont industrialisables. Nous repoussons les limites de l’impossible sans objectif en ligne de mire. C’est très stimulant.»
Projets fous
Mais c’est aussi ce qui le tient en haleine depuis toujours: la découverte, l’expérimentation, l’effet de surprise, les projets fous, radicaux, qui sortent de l’ordinaire. «Je trouve cela fascinant. Paradoxalement, je suis également passionné par les applications extrêmement utiles de nos expérimentations. Des matériaux qui vont avoir un réel impact bénéfique sur la vie des gens. Alors quand j’arrive à combiner l’impossible et l’utile, c’est le Graal.»
Insaisissable, Skylar Tibbits sera pourtant la vedette du Symposium sur la recherche en art et design organisé le 10 octobre par l’ECAL pour célébrer le 10e anniversaire de l’école d’art dans ses locaux à Renens. Une présence qui vient sceller sa collaboration, depuis 2013, avec le designer suisse et diplômé de l’ECAL Christophe Guberan. Skylar Tibbits n’est pas arrogant. Il est à la tête d’une révolution.
Cet article est paru dans LE TEMPS