Quand la Cité radieuse irradie Marseille

L’unité d’habitation de Le Corbusier figure parmi les 17 sites de l’architecte à faire son entrée au Patrimoine de l’humanité en 2016. Reportage dans une œuvre qui a révolutionné le logement collectif d’après-guerre et condense toute la philosophie architecturale du maître.

Par Mehdi Atmani

Le boulevard Michelet se longe sans fin. Une artère de 2,5 kilomètres entre le VIIIe et le IXe arrondissement de Marseille. A ses extrémités, le rond-point du Prado et l’obélisque de Mazargues en direction de Cassis. C’est le passage obligé de millions de touristes pour gagner le Parc national des Calanques au loin. En cette fin juillet, les platanes de Michelet offrent une bien maigre protection contre les rayons redoutables du soleil. Les tours côtoient les pavillons en tuile. Puis surgit le nouveau Stade Vélodrome, dont la façade ne s’est pas débarrassée de ses reliques de l’Euro 2016. 

Enfin, 500 mètres plus loin, la Cité radieuse est là, impassible depuis plus de 50 ans sur ses pilotis en béton. A ses pieds, un parking anarchique d’une centaine de voitures en épis. Au loin, l’écho de cris d’enfants se mêle aux explications d’une guide à la tête d’une dizaine de touristes les yeux au ciel. Car il faut lever le regard pour prendre la mesure de l’Unité d’habitation de 337 logements conçue par l’architecte franco-suisse Le Corbusier dans l’après-guerre. Un paquebot de béton de 56 mètres de haut aux allures de cité-dortoir. Le long de ses 137 mètres, les stores bleus, jaunes et verts des balcons colorent la façade grise. Puis, c’est le ciel. Bleu cobalt.

L’Unesco, enfin

Classée monument historique en 1995, la Cité radieuse de Le Corbusier est aujourd’hui le troisième monument le plus visité de Marseille, après le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) et Notre-Dame-de-la-Garde. Cette unité d’habitation édifiée de 1945 à 1952 condense toute la philosophie architecturale du maître. Depuis le 17 juillet dernier, elle fait partie des dix-sept sites de Le Corbusier à faire son entrée au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Il aura fallu dix ans de mobilisation et deux échecs pour que la Cité radieuse obtienne une telle récompense. En 2009, puis 2011, l’œuvre de Le Corbusier avait déjà fait acte de candidature devant l’Organisation des Nations unies. Celle-ci reprochait au dossier emmené par la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Argentine, la Belgique et le Japon de retenir un trop grand nombre de sites. Les pays concernés ont donc revu leur copie. Le dossier a finalement passé la rampe devant le Conseil international des monuments et des sites (Icomos) chargé d’expertiser les dossiers.

Le Corbusier devant la maquette de la Cité radieuse.

Pourtant, l’histoire de la Cité radieuse débute par un désamour profond. L’immeuble, commandé à l’architecte par le Ministère français de la reconstruction, devait initialement accueillir les sinistrés du Vieux-Port, dont le quartier fut rasé par les Allemands en février 1943. Le Corbusier jette alors son dévolu sur ce terrain de campagne à quelques kilomètres de Marseille, entre les collines et la Méditerranée. L’architecte a carte blanche. Il en profite et innove pour faire de cette unité d’habitation le laboratoire d’un nouvel art de vivre en communauté.

«La Maison du fada»

Le Corbusier conçoit alors la Cité radieuse à l’image d’un village vertical autonome, avec ses rues, ses appartements traversants, ses commerces, son école, son gymnase, sa bibliothèque. A la livraison de l’immeuble en 1952, les critiques fusent. Certains reprochent l’inesthétisme de la construction plantée là, au milieu de rien. D’autres, l’agencement des appartements dont la cuisine s’ouvre sur le salon. Cette audace choque l’époque et les sinistrés du Vieux-Port qui n’en voulaient pas. La Cité radieuse est alors rebaptisée la «Maison du fada». Aujourd’hui, la horde de touristes se presse pour visiter cette «maison de fous».

A l’intérieur de son projet, Le Corbusier avait prévu un restaurant, en photo ici, et un hôtel.

Devant les cinq ascenseurs du hall d’entrée, les familles, les couples de Japonais et les étudiants en architecture poireautent sous l’œil du gardien d’immeuble. Une résidente et son chien se mêlent aux curieux. Tous marqueront une première pause au 3e étage. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur l’Hôtel Le Corbusier et son restaurant «Le Ventre de l’Architecte», du couple Gérardin. Originaires de Saint-Etienne, Dominique et Alban ne sont ni des professionnels de l’hôtellerie, ni des passionnés d’architecture. Pourtant, depuis 2003, ils sont aux commandes de l’hôtel-restaurant de la Cité radieuse.

Dix ans auparavant, en 1993, ce tandem de cadres dynamiques stéphanois se cherche un pied-à-terre à Marseille. Il repère un immeuble biscornu dans le prolongement de la Canebière. Fleuron de l’Art déco, la maison est signée Gaston Castel, architecte oublié des années folles. Les Gérardin l’acquièrent. Commence alors une réhabilitation passionnée. Puis ce sera au tour de la Cité radieuse, dont l’hôtel et le restaurant seront réaménagés par leurs soins dans les règles de l’art.

Patrimoine fragile

Conçus par Le Corbusier comme un «prolongement du logis», le restaurant semi-gastronomique et l’hôtel de 21 chambres retrouvent leur lustre d’antan: chaises Fourmi d’esprit Jacobsen, tables d’inspiration Charlotte Perriand ou Compas de Jean Prouvé, Les Gérardin investissent et chinent beaucoup. Ils vivent au cinquième étage avec leur fils et ne comptent par leurs heures.

Depuis leur arrivée, Dominique et Alban gèrent les couverts, les réservations et les visites gratuites du restaurant, qui se situe en dehors des parties communes de l’unité d’habitation qui, elles, sont gérées par l’association des habitants. Cette dernière fait aussi le relais avec la copropriété pour les questions de rénovation. Depuis plusieurs années, certains habitants s’agacent des touristes. La nouvelle inscription de la Cité radieuse à l’Unesco ne promet pas d’arranger leurs affaires. D’autres, au contraire, ont pleinement conscience d’habiter dans un monument du patrimoine architectural qui demande de l’entretien. C’est le cas de Jocelyne, qui vit au 2e étage dans un duplex descendant dont elle est propriétaire depuis 2000.

Certains particuliers ouvrent leur appartement au public.

Moyennant 6 euros, elle ouvre son 108 m2 entièrement meublé années 1950 aux visiteurs. Depuis qu’elle s’est séparée de son mari, elle vit dans cet appartement avec ses deux filles. Chez Jocelyne, nous prenons la mesure du projet de village vertical imaginé par Le Corbusier. Le micro-hall d’entrée s’ouvre sur une cuisine américaine de l’époque dessinée par l’architecte et designer française Charlotte Perriand. Un seul bloc d’alu entièrement conçu dans les ateliers de Jean Prouvé, à Nancy, dans lequel ont été moulés l’évier, l’égouttoir et la planche de travail. Pas de joints donc.

Prouvé désossé

A droite, au-dessus du four, le bac de livraison qui communique avec l’extérieur de l’appartement. On y livrait les courses. Au-dessus, le combiné téléphonique. Le Corbusier avait imaginé un réseau téléphonique gratuit propre à l’immeuble. A côté, le chauffage à air pulsé, lui aussi conçu par Jean Prouvé.

«La plupart des habitants de la Cité radieuse sont propriétaires. Beaucoup revendent leur cuisine Charlotte Perriand ou leurs escaliers Jean Prouvé aux Etats-Unis ou au Japon pour se remeubler en Ikea, s’agace Jocelyne. Cela se revend plusieurs dizaines de milliers d’euros.» Pour cette amoureuse des années 1950, cette démarche est proprement inconcevable. 

Quelques pas sur le parquet de chêne depuis la cuisine pour accéder au salon et sa baie vitrée ouverte sur la mer. A gauche, les escaliers Jean Prouvé descendent dans l’espace nuit. La vaste chambre à coucher s’ouvre sur un balcon. Jocelyne s’attarde sur le système Modulor imaginé par l’architecte entre l’intérieur du logement et l’extérieur. Il s’agit de banquettes en chêne rabattables à l’intérieur comme à l’extérieur pour créer un banc ou poser son verre si l’on reçoit du monde.

Toit-terrasse artistique

Tous les appartements sont aménagés à l’image d’une cabine de bateau. Il n’y a pas d’espace perdu. Les portes séparent les différents lieux de vie. Les placards se muent en bibliothèque. Tout se module. Jocelyne nous fait visiter les chambres de ses filles. Une cloison coulissante munie d’un tableau noir d’origine sépare les deux pièces. «L’aînée est partie il y a peu. La cadette ouvre l’espace pour se faire une nouvelle chambre», explique-t-elle. A l’époque déjà, Le Corbusier avait prévu des espaces de vie modulables selon la configuration familiale et son évolution. En quittant son appartement, Jocelyne nous invite à déambuler dans chaque «rue» de la Cité radieuse. «A chaque étage l’ambiance y est différente», chuchote-t-elle.

Le toit de l’immeuble avec sa pataugeoire.

Cap sur le 9e étage et le toit terrasse du maître. Le promontoire bétonné offre une vue panoramique unique de Marseille avec sa pataugeoire et son gymnase. Au nord, les collines provençales. Au sud, le parc Borély, la mer et les îles du Frioul. Tout autour la ville. Depuis 2012, le toit-terrasse est en main du designer marseillais Ora-ïto qui en a acquis les droits pour le transformer en vaste centre d’art contemporain de la cité phocéenne baptisé MAMOpour «Marseille Modulor». Chaque été, les artistes se succèdent.

En 2016, c’est le Franco-Suisse Felice Varini qui peint ses illusions géométriques sur le bâtiment de Le Corbusier. Dans le cagnard, les visiteurs marquent un pas à gauche, puis un demi en arrière. Il plisse les yeux à la recherche de l’angle parfait. Et soudain apparaît deux grands triangles d’un rouge orangé éclatant, chacun découpé de plusieurs cercles. Une géométrie hypnotisante. Le travail de Felice Varini succède à celui de Xavier Veilhan, Daniel Buren et Dan Graham.

Ora-ïto a toujours été un amoureux de la Cité radieuse. Grand admirateur de Le Corbusier, le designer marseillais avait à cœur d’ouvrir ce toit-terrasse aux Marseillais et aux artistes. Par cette acquisition, le designer a donné une seconde vie au sommet de l’Unité d’habitation. Car la terrasse de la Cité radieuse a aussi cette vocation: être une piste d’envol pour les jeunes créateurs et les nouveaux talents.


Cet article est paru dans LE TEMPS