Mon patron est un robot

La dictature des algorithmes, c’est-à-dire la prise de décisions sans intervention humaine, est en passe de chambouler le monde du travail et des entreprises. Près de 42% des emplois seraient touchés par la numérisation de la société. Reste à savoir jusqu’à quel point.

Par Mehdi Atmani

Dans un futur proche, les robots prendront votre place au bureau. Vous en doutez encore? Deep Knowledge Ventures (DKV) est une société hongkongaise spécialisée dans le capital-risque pour les secteurs de la santé. Le 13 mai 2015, les employés de l’entreprise ont eu une surprise de taille. Ce matin-là, ils étaient convoqués par le comité de direction de DKV pour découvrir l’identité du nouveau membre du conseil d’administration de l’entreprise. Il s’appelle Vital. Deep Knowledge Ventures l’a recruté pour ses compétences d’analyse stratégique, car il compulse et synthétise comme personne les données utiles à l’entreprise: brevets disponibles, tests de médicaments, levées de fonds précédentes des sociétés dans lesquelles DKV entend investir. Ah oui, Vital est un robot!

Vital est une intelligence artificielle développée par la jeune pousse britannique Aging Analytics. Cet algorithme ultra-performant dispose d’une voix au conseil d’administration de DKV, tout comme les cinq autres membres. Ce logiciel d’analyse a pour l’heure pris deux décisions d’investissement stratégiques. Son avis compte pour la direction. A l’avenir, il sera capable d’assurer la présentation publique des chiffres de l’entreprise, d’organiser des conférences et de rédiger des rapports annuels. Deep Knowledge Ventures et Aging Analytics investissent beaucoup pour développer Vital et lui conférer de nouvelles capacités afin qu’il soit plus autonome. 

La robolution en marche

En 2016, cette technologie n’est donc plus de la science-fiction. La dictature des algorithmes, c’est-à-dire la prise de décisions sans intervention humaine dans les entreprises, s’émancipe dans le monde professionnel: que ce soit dans le domaine de la recherche, la curation d’articles de presse, le calcul de la solvabilité d’un client, ou la lutte contre la fraude… En 2016, de plus en plus d’employés ont un logiciel pour patron. En Europe, Quill (plume) remplace déjà les journalistes chargés de rédiger des brèves, des comptes rendus et des bilans financiers. Le quotidien français Le Monde, par exemple, l’utilise lors de soirées électorales pour compulser les résultats et rédiger une synthèse. Le tout est garanti sans fautes d’orthographe.

Aux Etats-Unis, c’est Watson qui a créé la sensation en février 2011. Ce logiciel d’IBM parcourt à lui seul plus de 200 millions de pages web en trois secondes. Face à des joueurs chevronnés, Watson a gagné en direct le jeu télévisé Jeopardy. IBM, qui a développé le Deep Blue – ce supercalculateur qui a battu le champion du monde d’échecs russe Garry Kasparov en 1997 – entend mettre les capacités de Watson au service du diagnostic médical. Le logiciel sera notamment responsable de chercher la mutation génétique d’un patient dans les gigabases de données génomiques. C’est donc un fait: à court et moyen terme, ces robots intelligents remplaceront certainement des employés et des cadres spécialisés.

Selon l’étude des économistes de l’Université de Chicago, Loukas Karabarbounis et Brent Neiman, le taux de chômage de la main-d’oeuvre qualifiée a doublé aux Etats-Unis entre 2000 et 2012. La faute aux algorithmes? Depuis les années 2000, les machines-outils se numérisent à tour de bras dans les usines. On les augmente, les équipe de capteurs et de processeurs pour les rendre de plus en plus intelligentes et multitâches. Avec l’avènement de la domotique et de l’internet des objets, elles sont capables de communiquer entre elles. Peu à peu, l’ensemble de la chaîne de production entre en réseau; de la fabrication à la vente en passant par le stockage et la distribution. Ce processus automatisé requiert de moins en moinsd’hommes pour le faire tourner. Cette robolution, c’est-à-dire la révolution par la robotisation de l’outil de travail est en passe de chambouler le monde professionnel. Reste à savoir jusqu’à quel point.

Chez Uber, le patron c’est l’algorithme

En Suisse, Uber est l’exemple emblématique de cette révolution des rapports de travail. Les chauffeurs n’ont-ils pas un algorithme comme patron? En effet, la gestion de ce personnel non salarié n’a pas été confiée à des managers ou à des responsables en ressources humaines, mais bien à un puissant logiciel qui exploite les notes attribuées par les clients pour remettre les conducteurs à l’ordre. Les indicateurs de performance et de satisfaction assurent en effet le travail d’un manager humain, mais avec une lucidité intransigeante.

Au Data & Society Research Institute de l’Université de New York, les chercheurs Alex Rosenblat et Luke Stark ont publié une étude sur le contrôle des collaborateurs d’Uber par les algorithmes. Elle démontre la dépendance des chauffeurs au logiciel qui les incite, avec insistance, à remplir le planning pour indiquer leurs heures de travail. Ceci, afin de mieux planifier la flotte de véhicules disponibles. Le directeur général d’Uber, Travis Kalanick, s’est toujours défendu du fait qu’Uber n’était pas le patron des chauffeurs. Le vrai chef, c’est l’algorithme. Ce que soulignent Alex Rosenblat et Luke Stark, c’est que les robots ne volent pas le travail des humains. Ils deviennent leurs supérieurs hiérarchiques.

Les deux chercheurs de l’Université de New York démontrent qu’Uber utilise son logiciel pour exercer un contrôle sur ses chauffeurs au même titre qu’un manager humain. Comment? Par le biais d’indicateurs de performance, de systèmes de planification, de suggestions de comportement, une tarification dynamique et l’asymétrie d’information. Pour le prouver, Alex Rosenblat et Luke Stark ont réalisé plusieurs entretiens avec des chauffeurs d’Uber. Ces derniers soulignent qu’ils tentent tant bien que mal de résister à la pression algorithmique en trompant le système sur leur position ou leur disponibilité. En résumé, si l’entreprise n’ordonne jamais aux chauffeurs de prendre le volant, c’est que le logiciel le fait pour elle. Chez Uber, l’algorithme est donc un cadre comme un autre.

En Chine, dans la banlieue de Shenzhen, près de Hong Kong, Foxconn emploie entre 10 000 et 30 000 robots dans ses usines. Le groupe taïwanais assemble près de 40% des produits électroniques vendus dans le monde: iPhone, iPad, Kindle, Xbox. Apple, Dell, HP, Amazon, Xiaomi, Sony et Nintendo font partie de sa clientèle. D’ici à 2020, Foxconn s’est donné pour objectif de remplacer un tiers de ses travailleurs par des robots. Ces derniers sont capables d’effectuer plus de 20 tâches différentes. Ils sont aussi très facilement reprogrammables pour coller aux cycles de production toujours plus courts. 

Avec la même régularité, chacun d’eux est capable d’assembler près d’une centaine d’iPhone par jour. Foxconn a d’ores et déjà prévu de construire une usine dans la ville chinoise de Chengdu, au centre du pays, qui pourra fonctionner 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Deux unités de production, dans la province de Shanxi, près de Pékin, sont responsables de la construction de ces ouvriers métalliques. Si Foxconn mise autant sur les robots, c’est qu’elle subit une double pression. Tout d’abord celle du marché du travail. Depuis 2012, la Chine a vu sa force de travail diminuer de plusieurs millions de personnes à cause du vieillissement de sa population. Par conséquent, le groupe taïwanais fait face à une pénurie d’ouvriers qui sont de moins en moins candidats à des postes de travail en usine très pénibles et mal payés. En 2010, Foxconn avait d’ailleurs fait la une des journaux internationaux pour la vague de suicides qui a touché ses employés. En un an, 21 ouvriers s’étaient donné la mort. A de nombreuses reprises, le groupe est épinglé pour son manque de respect des droits humains en matière de conditions de travail.

Quatrième révolution industrielle

L’autre explication de la robotisation au sein des unités de production de Foxconn se cache dans les impératifs de compétitivité. En effet, le groupe subit la pression de ses clients qui ne cessent de baisser le prix de leurs produits électroniques pour maintenir leur place sur un marché ultra-concurrentiel. Elle est aussi une réponse à la forte augmentation, ces dernières années, des salaires chinois. Avec ses robots, Foxconn réduit donc sa masse salariale et augmente ses marges.

La firme a d’autres ambitions. Elle vient d’investir 118 millions de dollars dans une joint-venture avec le géant chinois de l’e-commerce Alibaba et l’entreprise japonaise SoftBank Robotics. Cette dernière commercialise depuis 2015 le petit robot humanoïde Pepper, dont la production est assurée par Foxconn. Pepper peut jouer à des jeux et converser en plusieurs langues. Au Japon, il accueille et oriente les clients des grands magasins. 

A l’aube de la quatrième révolution industrielle, l’avènement des robots est en passe de remettre profondément en question le monde du travail. En France, le cabinet international de conseil en stratégie Roland Berger table sur la disparition de 3 millions d’emplois d’ici à 2025. Un phénomène qui toucherait autant les classes moyennes, les emplois d’encadrement que les professions libérales. Selon le cabinet, ce sont 42% des postes qui sont potentiellement touchés par la numérisation galopante de la société. Ne soyez donc pas surpris si, ces prochains mois, un algorithme devient votre supérieur hiérarchique!


Cet article est paru dans PME MAGAZINE