Dans la peau d’un cyborg

On les appelle «grinders» (broyeurs) et sont les pionniers du «body hacking». Mi-hommes, mi-machines, ils s’implantent des puces sous-cutanées et autres gadgets afin d’augmenter leurs capacités physiques et intellectuelles. Explication

Avec ses pantalons baggy, son t-shirt trop large et sa casquette de baseball, Tim Cannon a bloqué son compteur à l’adolescence. Ce développeur informatique de 36 ans vit avec sa copine et ses trois chiens dans une petite maison de la banlieue de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Jusque-là, Tim Cannon a tout de l’Américain moyen. Pourtant, une excroissance de la taille d’un téléphone portable sur son bras gauche attire l’œil.

Tim Cannon est particulièrement fier de cet implant qu’il s’est fait poser en 2013. Baptisé «Circadia», ce petit bijou technologique pour le moins invasif relève en continu sa température corporelle, son rythme cardiaque ou le taux d’oxygénation du sang. Ces informations sont consignées dans un smartphone qui l’alerte en cas d’irrégularité. Ah oui, Tim Cannon porte aussi une puce RFID et un implant magnétique sur ses mains. 

Mi-homme, mi-machine, Tim Cannon descend de la dernière espèce de cyborg engendrée par la communauté techno punk dont les membres se revendiquent du mouvement des «body hackers» ou «grinders» (broyeurs). Ces transhumanistes allumés de technologies open source modifient leur corps et revendiquent l’accès aux implants pour augmenter l’humain. Et peut-être, un jour, le rendre immortel. Pour y parvenir, Tim Cannon a installé son laboratoire au sous-sol de la maison. Il est aussi l’un des fondateurs de Grindhouse Wetware, la première entreprise dédiée au détournement du corps humain par les technologies.

Demain, tous augmentés?

Après avoir travaillé pour une chaîne de télévision de Pittsburgh, Ryan O’Shea est devenu consultant pour Grindhouse Wetware. L’entreprise travaille depuis plusieurs années sur différents implants. Désormais, elle ne cache plus ses ambitions: «Nous voulons repousser les limites biologiques du corps humain. Les organes ont une durée de vie limitée, souligne Ryan O’Shea. Nous nous inscrivons dans une démarche proactive. Pourquoi attendre que le cœur nous lâche avant d’en acheter un artificiel?» Grindhouse Wetware met toute son énergie à commercialiser ses implants dans les prochains mois avec, elle l’espère, la bénédiction de la communauté scientifique. Cette dernière ignore encore les travaux de Grindhouse Wetware. Alors l’entreprise se replie pour l’instant sur la communauté des «body hackers» qui joue les cobayes.

 Si le discours transhumaniste du mouvement «grinders» peut paraître transgressif aux yeux de la société, il n’est finalement pas si éloigné de notre rapport actuel au corps, ainsi qu’aux nouvelles technologies. Car avec la démocratisation du smartphone, l’individu s’est fait à l’idée de vivre en permanence avec un ordinateur. Les lunettes connectées de Google et les applications d’automesure qui quantifient, en continu, le nombre de nos pas ou celui des calories brûlées, rétrécissent la frontière entre l’humain et la machine. Mais pour les «body hackers», il s’agit d’aller plus loin. Et leurs précurseurs l’ont fait. 

En Grande-Bretagne, Kevin Warwick peut se targuer d’être le premier cyborg dans l’histoire de l’humanité. A 62 ans, le professeur au département de cybernétique de l’Université de Reading est un expert mondial dans les domaines de la robotique, de la bioéthique, et plus récemment, de l’intelligence artificielle. Depuis la fin des années 1990, il joue les cobayes pour la recherche scientifique en implantant dans son corps des composants électroniques qui lui permettent d’interagir avec des ordinateurs et des robots.

C’est en 1998 que ce Frankenstein contemporain augmente son corps pour la première fois. Il s’agit d’une puce RFID qu’il s’implante sous le coude du bras gauche. A l’époque, ses pairs académiques le regardent comme un fou. Mais Kevin Warwick s’en fiche; il défriche de nouveaux territoires jusque-là inexplorés. Avec cette puce, il commande à distance l’ouverture et la fermeture des portes de son laboratoire. «Je pouvais aussi allumer la lumière ou un ordinateur, se souvient-il aujourd’hui. Personne n’avait encore fait cela, mais j’ai pris des risques car la puce n’était pas faite pour être implantée dans un corps humain.»

Des pouvoirs «phénoménaux»

Kevin Warwick ne vivra que neuf jours dans la peau d’un cyborg. Mais le souvenir «phénoménal» des nouveaux pouvoirs qui lui ont été conférés le pousse à aller plus loin. «J’ai commencé à m’intéresser aux signaux musculaires et au système nerveux.» Puis, comme il le dit, Kevin Warwick «fait un grand pas dans l’inconnu». Avec son projet baptisé «The Brain Gate», le scientifique franchit les portes du cerveau. D’abord celui d’une souris, qu’il équipe d’une puce pendant 72 heures. Puis le sien, et plus tard, celui de sa femme.

Nous sommes en 2002. Une interface neuronale conçue par le Docteur Mark Gasson est implantée dans le système nerveux de Kevin Warwick. L’expérience inédite va durer trois mois. Cette technologie lui permet de prendre le contrôle à distance d’une main robotique en s’appuyant sur n’importe quel réseau Wi-Fi pour établir la connexion avec la main bionique. Et ce, quelle que soit sa position géographique. Lors d’une conférence à l’Université de Bogota, Kevin Warwick démontre ses pouvoirs à l’auditoire. Sur un ordinateur, celui-ci visualise le système nerveux du professeur.

En direct de la Colombie, il prend le contrôle de la main bionique restée à Reading, en Grande-Bretagne. «C’était un sentiment si étrange. Ma tête était en Amérique latine, mais mon corps en Europe. Je pouvais saisir un objet en Angleterre rien que par la pensée. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience du pouvoir de la technologie sur le corps humain.» Fort de cette expérience, Kevin Warwick fait un deuxième essai quelques années plus tard en implantant une interface neuronale dans le bras de sa femme. Et ainsi, accéder à une forme de télépathie avec elle en connectant son système nerveux avec celui de son épouse.

Le spectre militaire

Ces expériences scientifiques sur le cerveau fascinent ou rebutent, mais elles ouvrent les portes à des remèdes pour les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative, victimes d’une amputation ou souffrant d’un handicap. Kevin Warwick prend en exemple les chauves-souris et leur système d’écoute et d’orientation dans le noir calqué sur le sonar. «Doté d’une interface neuronale, un aveugle pourrait jouir des mêmes capacités d’orientation, souligne le professeur qui travaille désormais avec une équipe de scientifique de l’Université d’Oxford sur la maladie de Parkinson. Cette technologie ne doit pas s’appliquer uniquement aux personnes handicapées, mais à l’ensemble des individus car nous sommes tous handicapés d’une manière ou d’une autre dans notre manière de communiquer.»

Kevin Warwick a conscience que l’utilisation d’implants pour augmenter l’individu pose un certain nombre de questions éthiques et morales. «C’est une chance incroyable que la recherche scientifique avance. Le débat éthique a lieu lorsqu’il y a une application commerciale et militaire.» Début janvier, l’armée américaine communiquait sur le développement d’une puce implantée dans le cerveau des soldats qui leur permettrait de communiquer directement avec les ordinateurs, et donc, de recevoir des informations sur la position de l’ennemi ou des instructions de combat. 

C’est justement l’inquiétude de Jill Scott. Cette Australienne d’origine est professeure d’art et de recherche scientifique à la Haute école d’art de Zurich (ZHdK), dans laquelle elle mêle l’art et les neurosciences. Fondatrice du programme «Artists in Labs», elle immerge les artistes dans les laboratoires scientifiques pour qu’ils s’imprègnent de la recherche afin d’en faire des interprétations créatives. Avec des experts en neurosciences et en intelligence artificielle, Jill Scott a notamment travaillé sur le projet E-Skin, en développant une peau artificielle augmentée par un système sensoriel destiné aux malvoyants. La finalité? Abolir la frontière entre le corps humain et la technologie.

«Les «body hackers» ne démocratisent pas la technologie, mais se rendent plus dépendants des sociétés qui la fournissent.»

Jill Scott, ZHdK

«Implant Parties»

Pour Jill Scott, un paradoxe demeure dans le mouvement «grinders». «Les body hackers revendiquent une maîtrise de ces technologies. La volonté d’émancipation est une chose. C’en est une autre d’être critique. L’achat de matériel pour confectionner les implants engraisse les grandes entreprises. Les «body hackers» ne démocratisent pas la technologie, mais se rendent plus dépendants des sociétés qui la fournissent. La technologie est une extension de notre corps. Mais avant de la démocratiser, il faut savoir à qui elle profite sur le marché. Sur le plan éthique, j’attends encore de voir ce qu’il ressortira de ce mouvement.»

Il n’empêche, le mouvement «body hackers» sort du bois aux Etats-Unis comme en Europe. Outre-Atlantique, Zoltan Istvan a fondé le premier parti transhumaniste. Cet Américain de 43 ans d’origine hongroise et diplômé de l’Université de Columbia s’est même, un temps, porté candidat à l’élection présidentielle américaine de 2016. En Europe, des «implant parties» s’organisent dans les soirées techno underground de Berlin, Stockholm ou Copenhague. Pour quelques couronnes ou euros, les participants peuvent s’implanter une puce électronique sous-cutanée. Le signe d’un avènement de la civilisation des cyborgs?

 


Cet article est paru dans LE TEMPS