Des millions de morts hantent Facebook

Un membre du réseau social sur cent, malgré son profil actif, serait décédé. Faut-il déjà consigner nos données numériques dans un testament?

Par Mehdi Atmani

«Inutile d’envoyer un message Facebook à Gégé, il s’est tué en Golf GTI il y a deux ans», prévient le journaliste David Abiker sur son blog. Soulagement! Le jeune homme n’a pas voulu couper les ponts, il est seulement décédé. Sauf que le «Gégé numérique», lui, est bien vivant.  

Photos taggées, messages d’amis, actualisation automatique du profil. Depuis son accident fatal, il continue ainsi d’exister sur le réseau social, semant la confusion chez ses contacts et traumatisant la famille. Car les dispositifs mis en place par Facebook pour générer de l’activité automatique peuvent conduire à recevoir un message d’un mort. Pas facile, en effet, pour les proches d’un défunt de mettre la main sur ses codes d’accès personnels et de fermer le compte. Bel et bien mort, mais vivant en ligne.

Facebook, le plus grand réseau social sur Internet, annonçait au mois de juillet dernier qu’il comptait plus de 500 millions d’utilisateurs. Si le réseau était un pays, il arriverait en troisième position mondiale, après la Chine et l’Inde, mais avec plus «d’habitants» que les Etats-Unis. Parmi eux, combien de morts? «Entre 3 et 4 millions», estime Stéphane Koch. Ces dernières semaines, ce formateur et consultant en technologie de l’information à Genève s’est mis en tête de les comptabiliser. «Sur l’ensemble des profils existants, 100 millions représentent des pages déchets, scams ou spams.» Stéphane Koch multiplie ensuite le résultat par 0,83%, soit le taux de mortalité mondial estimé par les Nations unies, pour arriver au total de 3 320 000 morts. «C’est un chiffre à relativiser, mais qui reste représentatif de la réalité», dit-il.

La majeure partie des utilisateurs de Facebook a entre 15 et 45 ans. Mais les personnes âgées s’y intéressent de plus en plus. Selon les conclusions de l’entreprise de recherche marketing américaine comScore, le réseau social comptait, en mai 2010, 6,5 millions d’utilisateurs de plus de 65 ans rien que pour les Etats-Unis. Trois fois plus qu’un an plus tôt. Cette passion du troisième âge pour Facebook, conjuguée au vieillissement des autres, va multiplier ces prochaines années le nombre de morts-vivants de la Toile. Cela soulève un certain nombre de questions: qu’advient-il de notre identité en ligne lorsque nous mourons? Nos données, mots de passe, avatars, photos, etc. sont-ils transmissibles? Et comment garantir la protection de la vie privée du défunt?

Le réseau social créé par Mark Zukerberg en 2004 semble avoir pris conscience du problème. Depuis octobre 2009, la société américaine met à la disposition des utilisateurs un formulaire de contact leur permettant de signaler le décès d’un de leurs amis. Une équipe responsable de traquer les morts sur le réseau se charge ensuite de vérifier l’information auprès des proches. Alors, le site délègue à la famille le contrôle du compte et lui donne la possibilité de le transformer en page d’hommage mortuaire. «Plusieurs fonctions et sections seront alors cachées des autres utilisateurs dans le respect de la sphère privée du défunt», précise Max Kelly, chef de la sécurité de Facebook, dans un communiqué de presse. La plate-forme compte se tenir informée de l’évolution démographique du site et compter ses morts. Mais les informations privées du défunt, elles, restent ancrées sur la Toile, tant il est difficile d’y supprimer tout ce qui concerne une personne.

Pour ce faire, trois compagnies américaines se sont spécialisées dans le nettoyage des données numériques des utilisateurs décédés. Moyennant 10 à 30 dollars par an, AssetLock.net, Legacy Locker ou Deathswitch.com proposent aux internautes de collecter dans un coffre-fort virtuel les mots de passe, noms d’utilisateur, données bancaires, avatars, secrets inavouables et autres dernières volontés. 

Chaque jour, ou chaque mois, selon l’option choisie par l’internaute, Deathswitch envoie un courriel auquel il est impératif de répondre. Une preuve d’existence pour ne pas se faire expédier dans l’au-delà numérique. Par acquit de conscience, Deathswitch exige les noms de deux proches vivants. Ils seront contactés par l’entreprise pour confirmer la mort. Une fois l’acte de décès virtuel établi, Deathswitch s’assure de détruire les données personnelles du défunt et d’en informer sa communauté virtuelle. «Mais il est impossible de garantir que l’ensemble de nos données soit effacé», rappelle Stéphane Koch.

En Suisse romande, les sociétés de pompes funèbres semblent n’avoir pas encore été confrontées à la question de l’avenir des données numériques du mort. Selon Salvatore Spurio, des Pompes funèbres générales de l’Ouest lausannois, «les personnes décédées sont trop âgées pour être actives sur la Toile». Une situation qui va nécessairement évoluer.

Déjà, les notaires recommandent de mieux préparer sa succession en indiquant, dans un document annexe au testament, l’ensemble de ses données numériques. Utile précaution pour éviter d’envoyer aux morts des «smiley» et autres «poke».


Cet article est paru dans LE TEMPS