Glasgow Underground

© Wes Kingston

 

C’est l’après-midi, et le ciel azur pousse à la rêverie. Sur le toit du N° 13, il fait bon humer l’air de la ville, parfumé par les brasseries de l’East End. La Clyde s’écoule paisiblement, la M8 bourdonne inlassablement. Au loin, les collines de Dumbarton, porte d’entrée des ­Highlands sauvages. Au premier plan, le quartier hype de Merchant City, symbole du renouveau de la ville. Les chantiers navals plus loin, les usines de Southside, l’estudiantin bohème du West End, les friches industrielles… Glasgow déroule toute sa splendeur.

A la manière de Belfast et Newcastle, Glasgow façonne, remodèle, compile son passé de ville ­industrielle délaissée. Un long processus pour inventer une esthétique urbaine postmoderne qui lui est propre, où se côtoient quartiers résidentiels nouvellement construits, temples de la consommation et zones industrielles dépravées. Le mélange peut paraître toxique. Dieu sait qu’il est excitant! Terrain de jeu artistique. La régénération économique et sociale par l’art et la culture.

C’est lundi. Buchanan Street fourmille de shoppeurs invétérés et de banquiers. Une fois lavés les excès du week-end passé dans les clubs, l’artère commerciale du centre-ville offre un autre visage. Voilà Damien Smith qui arrive, à l’angle de George Street, il tient le dernier Big Issue, publication commercialisée par les marginaux de Glasgow.

© Wes Kingston

«Ah! Here you are», s’écrie-t-il. Lunettes aux larges armatures de plastique noir et crâne rasé, le designer et directeur d’I So Design (ISO) a lancé en novembre le premier réseau social créatif destiné aux artistes, designers et réalisateurs de la ville: Thisiscentralstation.com. Un nom en hommage à la gare centrale à deux pas. Elle abrite encore The Arches, l’un des clubs underground mythiques de la ville.

Au N° 41 de St Vincent Place adjacent, le monte-charge mène au 3e étage, siège de Thisiscentralstation.com. A l’image de son créateur, les locaux sont sobres, mais branchés. Une dizaine de jeunes trentenaires s’activent au téléphone pour permettre à la communauté d’échanger et de s’exposer. Damien Smith s’enthousiasme du succès généré par cette plateforme, pensée comme un webzine, montrant le meilleur de la créativité de Glasgow.

«La vie culturelle y est stupéfiante. La ville est dense, mouvante, énergique. On s’y fait un réseau incroyable. Les artistes, les designers, les photographes ou les musiciens qui jouent dans un groupe de rock indie n’ont jamais eu honte de venir de Glasgow. Au contraire, ils y restent. Surtout les architectes.»

En sortant, un regard sur le bâtiment rappelle le grand Charles Rennie Mackintosh, architecte, porte-parole de l’Art nouveau en Ecosse, père de l’Ecole d’art de Glasgow. Une institution fondée en 1845. Quelques pas suffisent pour atteindre Argyll Street, à l’atmosphère plus popu. Au bout de cette rue léchant le quartier branché de Merchant City, la galerie Transmission est l’emblème de l’influence positive exercée par l’Ecole d’art de Glasgow.

Il fait toujours étrangement beau. «Glasgow comme la météo n’aime pas la nuance», interrompt Natalie. Le large sourire de cette artiste écossaise en dit long sur l’amour qu’elle porte à Transmission et son dernier-né: l’espace d’exposition Trongate 103, aujour­d’hui devenus le lieu de création le plus important de Glasgow. Natalie se souvient. En 1983, la forte concentration des collectifs artistiques issus de l’école d’art de la ville pousse les autorités à mettre sur pied une politique visant à «loger cet élan créatif» dans le quartier. Alors sinistré, Merchant City s’embourgeoise et gagne en attractivité. Les artistes, en mal d’espaces d’expression, investissent les blocs architecturaux de King Street – vieil entrepôt d’habits désaffecté du début du siècle – et de Briggait – marché aux poissons du XIXe siècle.

Ils ouvrent Transmission et concrétisent ce cataclysme économique, le canalisent, s’en empreignent tout en le digérant pour le réinventer. Les fêlures du passé deviennent matière à la création, au bouillonnement culturel.

© Wes Kingston

Natalie s’éclipse pour gagner un Merchant City où les survêts Fred Perry adoptés par la jeunesse pauvre de la ville côtoient les personnages en Louboutin arty. A 50 mètres, l’East End délabré pointe le bout de son nez. Un pont comme seule démarcation entre les bars branchés et la pauvreté. Une structure métallique symbolisant la fracture sociale. Les néons multicolores du Barrowland, salle ancestrale du rock indépendant, illuminent les étals du Barras Market, paradis du troc et des armes à feu.

Le téléphone sonne. Wes Kingston, photographe irlandais établi à Glasgow, patiente dans son local établi dans les entrepôts du Studio Warehouse Glasgow (SWG3). «Dans le West End, à Finnieston», crie au loin Natalie. A la station de métro St Enoch, le «Clockwork Orange» file bruyamment à l’est de la ville. Wes est là en compagnie de Jamie Kenyon, le jeune homme qui a lancé SWG3, où 120 créatifs de toute l’Ecosse ont élu domicile.

Pris en étau entre les rails des SPT et la M8, le vaste entrepôt de trois niveaux, ancien dock de l’industrie navale, est entièrement voué à l’expression de la subculture de Glasgow. Avant sa création, soutenue par les écoles d’arts de Dundee, Aberdeen, Edimbourg et Glasgow, la galerie était déjà un lieu alternatif réputé pour ses rave parties, ses expos et ses concerts. Autant d’événements «pour faire avancer les choses», s’enthousiasme Jamie Kenyon.

«Les artistes se sentent réellement impliqués dans le développement de la ville. Ici, tout est mixé, interconnecté, diversifié.»

Au centre de la galerie, le vieux monte-charge métallique sert désormais «à acheminer enceintes et amplis», rigole Jamie pendant qu’il allume le chauffage. Il fait bien. Le shooting photo d’une marque de vêtements streetwear est prévu dans une heure. Au loin, une jeune femme cheveux décolorés, lipstick rouge vif et leggings léopard pose pour un photographe. A ses côtés, Mark termine sa toile.

Une communauté artistique qui rappelle étrangement Berlin. Jamie sourit. «La comparaison a toujours été faite. Mais Glasgow a peut-être une démarche artistique plus commerciale, similaire à Hambourg, Bergen ou Amsterdam.» Et cela n’empêche pas les artistes de rester. Car à quoi bon aller voir ailleurs? «Glasgow n’est pas Londres. Les loyers ne sont pas chers. Il y a de l’espace pour évoluer ici, des studios. L’atmosphère est créative. Et tout cela en partie grâce à l’attractivité de l’Ecole d’art de Glasgow. Elle a une vraie détermination et se donne les moyens de son ambition.»

La nuit tombe et la frénésie gagne la ville, une épaisse couche nuageuse rosie par les lumières des lampadaires enveloppe désormais Glasgow. Un retour à pied vers le centre-ville s’impose. Peut-être pour y sentir la moiteur des pubs de Byres Road et la débauche de Sauchiehall Street avant de gagner à nouveau Merchant City. Sur Jamaïca Street, les pulsations des beats techno du Subclub et ses soirées Optimo envoûtent jambes et thorax. Spasmes électroniques. Sentiment troublant et enivrant que de se sentir happé par l’énergie d’une ville qui ne ment pas.


Cet article est paru dans LE TEMPS