Cette jeunesse arabe qui a changé le monde

Les jeunes du Caire, filles et garçons, riches ou pauvres, ont conscience d’écrire l’histoire. Reportage dans différents quartiers de la capitale égyptienne où Révolution rime avec résurrection.

L’hymne des élèves de l’école catholique couvre un instant les appels à la prière. Les militaires manœuvrent leurs blindés. Les cris d’un jeune vendeur de livres fendent l’air pollué. Il est 8h30. Le Caire s’éveille dans l’agitation, comme tous les matins depuis le25 janvier. Et comme tous les matins, Khalid, 26 ans, se poste au centre de la place Tahrir, devenue symbole de la liberté.

Il balaie les centaines de manifestants qui l’entourent d’un air hagard. Il avoue ne pas très bien comprendre ce qui se passe dans son pays. Mais il est là, depuis le début. Muni de son téléphone portable, il enregistre. Et le soir, le jeune informaticien écoute les arguments des uns et des autres, pour se faire une opinion. Il n’est pas seul à ne pas tout comprendre. A côté de lui, Mohamed el-Koosy prend des milliers de photos, pour les montrer à ses amis des beaux quartiers, incrédules, de l’autre côté du Nil.

«Welcome to Zamalek», lance le serveur du Coffee Beans. Son anglais est parfait, presque américain. Autour des tables disposées face à la banque HSBC, la jeunesse de la classe supérieure sirote des Latte macchiato et pianote sur des BlackBerry. Le patron du café chasse les petits mendiants de la terrasse. Jeans, lunettes Ray Ban, coupe afro et sourire Pepsodent, Mohamed el-Koossy débarque là en triomphant, appareil photo en bandoulière.

«Ici, tout le monde me connaît», dit-ilA 42 ans – il en paraît 30 – «Koossy» est ce qu’on appelle une personnalité. Responsable marketing dans une agence de communications, ilest aussi le présentateur du show «Al Fayez Abby» sur Channel 1, élu meilleur programme du Moyen-Orient aux deux derniers Festivals des médias arabes. Mohamed est au chômage technique, avec le ministre de l’Information en prison et la TV nationale transformée en camp retranché. Il n’est pas inquiet. Il a des réserves, il ne dira pas combien. A Zamalek, les riches ont vécu les événements dans les cafés et les bars à chichas. Pendant lesrévoltes, l’armée a fermé les ponts reliant l’île au reste de la ville. «Koossy», lui, s’est glissé de l’autre côté pour immortaliser la violence policière. Depuis, avec d’autres wannabees du petit écran, il veut parcourir l’Egypte, d’Alexandrie à Assouan. «Par désir de changements», dit-il. Ou pour préparer son prochain show télévisé?

Haidar et Amgad désapprouvent. A deux pas de là, ils discutent politique sur la terrasse du Goal Café, un tuyau de chicha dans une main, un verre de soda Fayrouz dans l’autre. «La Révolution est une opportunité pour mettre fin au chômage», estime Amgad. A 26 ans, lejeune avocat se sait privilégié. 40 millions d’Egyptiens ont moins de 30 ans. Un tiers n’ontpas de travail. «Il faut des relations haut placées pour avoir un poste, dit-il. Nous voulons une sélection selon les compétences.» A sa gauche, Haidar déglutit un sandwich et acquiesce. Cet Irakien, né en Suède il y a 25 ans, est vice-président de Sinalco Egypte, 50 employés. «Ce marché a un grand potentiel, mais il y a trop de corruption. Il faut payer des pots-de-vin pour obtenir les permis de construire, les licences d’exploitation. Trop de bâtons dans les roues.» Haidar a bien failli quitter l’Egypte. Depuis la révolution, il a changé d’avis.

La nuit tombe, le vent se lève. Deux amis les rejoignent. «Fini la politique, on a faim!» La petite troupe réserve au Sequoia, un restaurant tendance à l’extrémité de Zamalek. La brochette d’agneau coûte dix fois plus cher qu’à Tahrir. Sous la vaste tente blanche, la clientèle huppée s’amuse à la lueur des Nile Towers, au luxe pharaonique. La situation politique explosive, qui semblait lointaine, se rappelle au bon souvenir des quatre amis. Il est 23 heures. Les discothèques habituellement bondées à cette heure ferment leurs portes. Lecouvre-feu est à minuit. La voiture de Haidar avance péniblement. Les enceintes de la Mitsubishi diffusent la pop orientale de Mounir, méga star égyptienne. Pour passer le temps, Haidar et Amgad blaguent sur le revers de la révolution: les filles calfeutrées à la maison. L’Egypte est peut-être libérée, mais ces jeunes gens peinent à trouver avec qui coucher depuis le 25 janvier.

Les jeunes et le sexe, tout un art égyptien. «C’est plus facile de rencontrer des filles par des amis, explique Haidar. Elles ont davantage confiance. On peut discuter, prendre la température, sans être mal perçu. Il faut des amis communs sur Facebook». Amgad, marié, confirme. «Sans vie sociale, pas d’activité sexuelle». Les deux éclatent de rire. Qu’en pensent les filles? Amgad: «Les Egyptiennes préfèrent les étrangers. Elles croient qu’un Jordanien ou un Tunisien en sauront moins sur leur passé.» Haidar le coupe: «Dès que tu as une relation sérieuse avec une fille, tu te sens obligé de lui faire des promesses d’avenir, même si tu n’en sais rien.»

Samia a 21 ans. Les yeux noisette, des jeans slims, elle fume en cachette. «Ce n’est pas très bien vu», dit-elle sur la terrasse dIl Bostan, près de la place Mahmoud. Samia s’en fiche. Issue d’une famille pauvre, cette étudiante timide à l’Université du Caire cache une détermination sans faille. Il y a peu encore, Samia était voilée. La révolution, dit-ellelui a«ouvert les yeux». La jeune femme vit le printemps arabe comme une résurrection. «Avant, toutes les portes étaient fermées, dit-elle en grattant le vernis mauve de ses ongles. Je n’avais aucune liberté, aucune possibilité de voyager, de travailler, de vivre».

© David Wagnières

Six mois avant la révolution, Samia se levait à 6 heures du matin, rangeait l’appartement familial, puis étudiait avant de se coucher vers 20h30. Elle a donc appris à s’évader par la lecture, les séries télévisées et la chanteuse Fayrouz. Elle sourit et fredonne l’un de ses tubes. «Sa voix vient du paradis. Fayrouz n’est pas voilée, ni vulgaire, mais divorcée. Elle est libre, c’est un modèle». Celui de beaucoup de jeunes égyptiennes. Samia parle de Michael Jackson qu’elle a découvert il y a seulement deux ans. Et les garçons?

<blockquote>«Je suis tombée folle amoureuse d’un étranger. Je le lui ai dit. Puis j’ai compris que cela serait trop difficile à distance. Alors j’ai renoncé.»</blockquote>

Samia ne cesse de recevoir les sollicitations des garçons de l’Université. Tous éconduits. «Ils disent être amoureux de moi, alors que l’on ne s’est téléphoné que trois fois. Ça n’a pas de sens». Samia se lève et s’engouffre dans la station de métro de Tahrir, en face du Grillon.

C’est un café populaire du centre du Caire, connu pour être un repaire de vieux militants de gauche. Mohamed El Dahshan, 27 ans, journaliste indépendant au quotidien Al Masri Al Youm et cyberactiviste, souffle sur son café trop chaud. Lancé il y a cinq ans, son blog est aujourd’hui l’une des voix de la jeunesse opposée au régime Moubarak. Depuis lesévénements de juin 2010, quand le jeune Khalid Saïd a été tué par la police à Alexandrie, Mohamed ne parle que de politique.

«Pour contourner la censure, nous avons protesté en ligne, grâce aux blogs et aux réseaux sociaux. L’Egypte compte une centaine de sites influents. Notre liberté d’expression est immense, tant que l’on ne se fait pas attraper par la police». Le jeune journaliste revient sur les arrestations, les cas de torture dans les postes de police comme celui du blogueur Karim Amer, qui vient d’être condamné à 4 ans de prison pour ses textes anti-gouvernementaux. «Plusieurs activistes préfèrent rester anonymes en ligne. Mais la communauté se connaît et se rencontre à Tahrir. C’est notre force». Le 28 janvier, Mohamed est tabassé par des voyous déguisés en policiers. Ou peut-être de vrais policiers. L’armée l’arrête et le garde une dizaine d’heures. «A mon retour, j’avais 860 mails, dit-il. Nous sommes très soudés».

Mohamed espère beaucoup de la Révolution. «Les classes moyenne et supérieure sontdéçues. La plupart des jeunes n’ont pas d’emploi et se désintéressent de la politique. Il n’y avait pas de véritable sentiment d’appartenance, ni de fierté d’être égyptien. Tout va changer.» Maintenant que le président Moubarak et le premier ministre Chafik sont tombés, beaucoup de questions se posent: «Où sommes-nous sur l’échiquier politique? Allons-nous continuer à faire pression sur l’Etat? Devons-nous créer un Parti jeune? Comment s’inscrire sur les listes électorales?» Pour Mohamed, l’enjeu est électoral. En Egypte, 85% de la population n’a jamais voté. «Le régime Moubarak a zappé une génération d’électeurs. Aujourd’hui, les plus jeunes s’impliquent. Est-ce que l’on saura comment s’y prendre? C’est une autre question.»

Le jour tombe à nouveau sur Tahrir. La place gronde. Les jeunes quittent les cafés pour rejoindre les tentes, où ils vont passer une nuit de plus. Monia Saif et ses deux sœurs vivent là depuis trois semaines. Elles font le ménage de la place, contrôlent les cartes d’identités, distribuent des tracts et accueillent les nouveaux «locataires». Leurs parents, issus de la classe moyenne cultivée, passent chaque soir pour les encourager. «J’ai vingt-cinq ans, dit-elle. Et je me suis tue pendant vingt-cinq ans. Maintenant, c’est fini.»


Cet article est paru dans LE TEMPS