Evgeny Morozov: «Il ne faut pas surestimer le pouvoir

Le chercheur américain Evgeny Morozov doute du rôle libérateur d’Internet dans les mouvements de démocratisation

«Tout cela ne serait pas arrivé sans Twitter», titrait en 2009 le Wall Street Journal pour expliquer l’apparition du mouvement vert en Iran. Le New York Times, lui, a évoqué des «tirs de tweets» face aux tirs de fusils. Les récents soulèvements dans le monde arabe auraient démontré le pouvoir de Facebook et des réseaux sociaux dans la communication et l’organisation entre manifestants. Mais Internet sert-il vraiment à faire la révolution?

Originaire de Biélorussie, Evgeny Morozov navigue à contre-courant de l’optimisme général et combat l’illusion que le Web a la capacité de libérer les peuples opprimés. Dans son essai paru fin janvier aux Etats-Unis, The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom, ce chercheur à la New America Foundation et collaborateur de la revue Foreign Policy, pour laquelle il dirige le blog Net Effect, dénonce la «cyberutopie». C’est-à-dire l’idée de conférer à la Toile un pouvoir de démocratisation et d’amplification des mouvements populaires de ces dernières années. Ses thèses sont très critiquées aux Etats-Unis, où ses détracteurs l’accusent de nier les vertus émancipatrices du Net. L’intéressé se défend, dans une interview accordée au Temps.

Le Temps: Reconnaissez-vous le rôle joué par la Toile dans les révolutions tunisienne et égyptienne?
Evgeny Morozov: La Tunisie de Ben Ali a démontré une meilleure maîtrise de l’Internet que l’Egypte de Moubarak, même si dans l’ensemble sa stratégie de contrôle est restée simpliste. Le pays a bloqué quelques sites – l’Egypte n’est pas allée si loin – et arrêté des blogueurs. Ils n’ont pas employé de nouvelles formes de propagande, de surveillance et de cyberattaques comme en Russie, en Chine ou en Iran. Ces trois pays sont à la pointe des techniques de contrôle de la Toile. D’autres régimes, de la Syrie au Soudan, ont déjà tiré les leçons des révolutions égyptienne et tunisienne. Il est probable à l’avenir qu’ils restreignent certaines libertés offertes par Internet.

Le Web a pourtant pris une place fondamentale dans le «printemps arabe»?
Proclamer qu’Internet a nourri les mouvements arabes, c’est comme dire que le télégraphe a permis la révolution bolchevique de 1917. Les révolutions sont des événements complexes. Ils ne se réduisent pas à une seule cause. L’histoire nous a appris que les révolutionnaires profitent de n’importe quels moyens de communication disponibles: des services postaux en Russie au début du XXe siècle aux cassettes audio en 1979 en Iran. De ce point de vue, il est donc normal que l’utilisation des médias sociaux soit prépondérante dans une révolution contemporaine. Comment peutil en être autrement lorsque tant de monde est en ligne?

Dans votre livre, vous mettez en garde contre ce que vous appelez l’«e-opium». Le Web est-il la nouvelle religion du XXIe siècle?
Mon propos est de dissiper le mythe qui veut que tous les Chinois, les Russes et lesIraniens iront sur le Web pour consulter le rapport d’une ONG sur les droits humains plutôt que de télécharger les derniers films hollywoodiens. Vu de Washington, il y a ce fantasme d’une Toile au-dessus du politique. Dans l’ex-Allemagne de l’Est communiste, beaucoup de gens avaient accès aux chaînes télévisées de l’Ouest. Regardaient-ils les infos comme le pensaient les Américains? Non, ils consommaient les feuilletons télévisés. Les recherches ont démontré que les zones géographiques qui n’ont pas accès à la télévision occidentale ont un taux de contestation plus faible que les régions qui l’ont. Cela est valable pour Internet et d’autres médias. En Occident, nous devons seulement tempérer nos attentes et ne pas surestimer le pouvoir libérateur du Web.

Vous combattez l’«internet-centrisme» de l’Occident sur l’actualité. Quelle est votre lecture des événements dans le monde arabe?
Il est prématuré d’étiqueter les manifestants du Caire et de Tunis comme de «nouveaux manifestants virtuels». En Egypte, les protestataires n’ont pas changé leurs avatars en ligne pour s’opposer à Moubarak, ou rejoint des groupes antigouvernementaux en ligne. Ils ont utilisé le Web pour manifester dans le monde réel. La grande majorité des manifestants actifs sur la Toile n’ont aucune notion des risques qu’ils encourent face à la traçabilité des messages qu’ils diffusent en ligne ou sur leur téléphone portable. C’est pourquoi il est important de faire pression sur les compagnies internet pour qu’elles mettent à la disposition des utilisateurs des services de sécurité adéquats et dans le respect de la sphère privée.

Les médias sociaux ne permettraient-ils pas de remplacer l’organisation nécessaire aux mouvements populaires?
Le Web sert les activistes autant que leurs ennemis. Les cyberutopistes négligent ce deuxième aspect. Plusieurs gouvernements autoritaires exploitent le Net pour leur propagande, parfois en payant des blogueurs influents. Ils surveillent les chats et lesréseaux, harcèlent les activistes. Tous dépendent des flux d’information. Ils s’informent sur les nouvelles menaces, les jeux de pouvoir au sein des élites, contrôlent le contenu publié. Internet rend cette veille active bien plus efficace que par le passé. Cela renforce-t-il lesactivistes? Sûrement, mais il serait idiot d’argumenter que, dans chaque situation révolutionnaire, le manifestant a plus de pouvoir que le dictateur.

D’une certaine manière, l’Occident jouerait un double jeu en prônant un libre accès au Web tout en développant les moyens répressifs pour le contrôler?
Il y a beaucoup d’hypothèses naïves et catégoriques sur la manière dont le Web est utilisé et sur ses impacts futurs dans notre quotidien. Plusieurs de ces suppositions trouvent leurs racines dans les mauvaises conclusions que nous avons tirées de la Guerre froide. Soit parce que nous avons été incapables de voir la technologie comme un outil politique, soit parce que nous ne comprenons pas le Web lui-même. L’«illusion» dans le titre du livre est celle des têtes pensantes. Mon but n’est pas de proclamer que le Web est bon ou mauvais. Je veux souligner la nécessité de mettre sur pied des mesures efficaces, même si nous ne connaissons pas encore les impacts réels de la Toile.


Cet article est paru dans LE TEMPS