Le consensus, vrai mal des organisations?

Le monde de l’entreprise aujourd’hui est à l’image d’un patient dans un épisode de Dr. House: malade. A son chevet gravitent une nuée d’experts divisés en deux équipes. Il y a les chercheurs qui investiguent les symptômes du mal, tels que le management pyramidal, la mondialisation et la dématérialisation de l’économie et du travail, le numérique ou encore le tunnel de réunions quotidien qui laisse peu de place à l’épanouissement professionnel et à la production de valeur. Puis il y a les guérisseurs qui réfléchissent aux remèdes: le baby-foot et les horaires libres, l’absence de chefs, la formation aux nouveaux outils et l’inauguration de nouvelles formes de collaboration.

Certaines de ces solutions se sont montrées plus efficaces que d’autres. Elles n’ont pourtant pas réussi à guérir définitivement le monde de l’entreprise. Et si le véritable mal qui le touche se nichait dans le consensus? Cet art très helvétique qui vise à ménager la chèvre et le chou freine l’innovation et tue toute prise de risque. Citons par exemple les 18 personnes en copie des e-mails; les réunions multipartites interminables dans lesquelles on décide de décider à la prochaine réunion; l’obstruction d’un élément récalcitrant capable de vous torpiller un projet pour lequel tout le monde doit être d’accord. Ou encore cette tactique habile exigeant l’aval de tous alors que la décision a d’ores et déjà été prise depuis des mois par deux membres du conseil d’administration. Le consensus a du bon, mais à force d’en user, les entreprises se tirent-elle une balle dans le pied?

Une prise de décision intégrative et coopérative

La question est volontairement provocatrice, mais légitime. Pour y répondre, commençons par définir ce qu’est le consensus. A Lausanne, Luc Vodoz est un fervent défenseur doublé d’un fin connaisseur de ce mode de prise de décision. Le politologue à la retraite depuis peu a travaillé des décennies en tant qu’adjoint scientifique à l’EPFL. Ses activités de recherche, d’enseignement et d’expertise-conseil touchent notamment aux processus de décision multi-acteurs et participatifs: «Le consensus, c’est une forme de prise de décision intégrative et coopérative. C’est une manière de trouver des accords sans masquer les désaccords, précise Luc Vodoz. Le consensus ne se confond pas avec l’unanimité. Je le distingue du compromis. Il implique d’aller chercher ensemble des solutions créatives, en y ajoutant d’autres paramètres.»

Dans la pratique, les entreprises ont tendance à abuser de cette forme de prise de décision. Elles prennent ainsi le risque d’un consensus mou générant des solutions tout aussi flasques. Ou, pire, d’avoir l’illusion d’un consensus:

«Il ne doit pas être l’instrument de toutes les décisions de l’entreprise. Le consensus, le vrai, est une technique de gestion de groupe qui prend du temps et de l’énergie. Il faut le réserver pour les démarches lourdes, là où il y a un véritable enjeu.»

Luc Vodoz

Pourtant, Luc Vodoz est frappé par la démultiplication des démarches participatives, dans le public par exemple: «Beaucoup de choses peuvent être décidées sans impliquer tout le monde, et c’est à l’autorité qu’il incombe de déterminer ce qui mérite ou non des efforts de concertation.» Faut-il encore déterminer à quel stade l’aval du patron est requis.

Surtout ne pas déplaire

L’art du consensus est inscrit dans l’ADN des entreprises suisses. C’est du moins le constat de Vindou Duc, consultante indépendante spécialisée dans l’architecture des organisations. Cette ancienne DRH a travaillé plusieurs années dans de nombreuses multinationales suisses, américaines et françaises: «La question de fond est de s’interroger sur la notion de consensus. Est-il responsable du mal des organisations ou est-ce l’absence de leadership qui en est la cause? Ce qui est certain, c’est qu’au sein des organisations suisses, comme dans beaucoup d’autres régions, on a peur d’avouer que l’on s’est trompé. On ne veut pas déplaire, on abhorre les conflits. Par conséquent, on décide de ne pas décider, ou alors on fait très attention à lever la moindre potentielle opposition avant de décider. Cela peut prendre du temps, parfois des années.»

Vindou Duc ajoute: «Le vrai consensus, je l’ai expérimenté dans les pays scandinaves. Nous mettions les problèmes sur la table pour les régler, et chacun, à tous les niveaux de l’organisation, avait son mot à dire. Parfois, nous y arrivions par consensus, parfois c’était le statu quo.» Selon la consultante, il s’agit d’abord d’une question de culture au sens large: «Chaque culture a des approches différentes dans la prise de décision. Elles sont déterminées par la culture du pays, la culture de l’organisation, la culture de la personne qui gère votre département ainsi que la culture de votre fonction.»

Le paquebot qui se rêvait agile

Vindou Duc cite l’exemple des Etats-Unis: «Les entreprises américaines sont très «droit au but». Les décisions sont prises sur la base de faits. Dans le monde francophone, on attache beaucoup d’importance à la discussion. C’est-à-dire que la manière d’arriver à une décision compte plus que le contenu de la décision. Le lobbying est beaucoup plus présent. Quant à la Suisse, la peur de générer des conflits va repousser la prise de décision. On va traîner en longueur en espérant qu’un jour le problème disparaisse.»

Alors que les entreprises suisses tentent de gagner en agilité et d’impliquer au maximum les collaborateurs, n’y a-t-il pas un paradoxe? «Il est flagrant, souligne Vindou Duc. Ces derniers mois, j’ai assisté à beaucoup de forums et de conférences sur les nouvelles formes de management. A la fin de la journée, on a beau dire que ce sont des organisations horizontales, on constate la limite de cette nouvelle forme de gestion avec l’apparition de comités de gouvernance. Il y a toujours quelqu’un qui va prendre la décision finale; que cette personne se nomme CEO ou chef de projet.»
Vindou Duc s’investit actuellement dans un mandat d’envergure pour une grande entreprise suisse: «La beauté de ce mandat est qu’il y a tout à faire. La tristesse est que personne au sein de l’équipe ne veut prendre le leadership.» Selon elle, cette attitude fait courir un danger aux organisations: «La prise de risque sera minime. Cela impacte l’engagement des collaborateurs. A force de vouloir calculer chaque facteur, c’est bloquant. La croissance de ces entreprises sera ralentie par rapport à la concurrence. Mais cela ne veut pas dire non plus qu’elles n’innovent pas.» Stéphanie Koeb abonde dans ce sens. La Genevoise a travaillé pour la grande agence de publicité Saatchi & Saatchi Simko avant de coacher, depuis 2008, des top managers dans tous les secteurs de l’économie.

L’insécurité engendre de la retenue

Dans ses mandats, Stéphanie Koeb constate que «quand règne un climat d’insécurité dans une entreprise, les employés ont peur de s’exprimer et n’osent pas proposer de nouvelles idées, des solutions ou prendre des décisions. Donc oui, cela engendre une retenue, moins d’opposition, et un consensus souvent seulement apparent.» Cette conséquence est particulièrement négative chez les top managers: «On exige d’eux qu’ils développent leur leadership. Mais pour être leader, il faut savoir se positionner.»

Stéphanie Koeb ajoute: «La culture suisse a des aspects très protestants. On ne veut pas blesser, heurter. A l’inverse des pays scandinaves où on se dit les choses, les entreprises suisses se réfugient derrière les entretiens annuels ou des outils. Les Suisses sont très exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes. Ces valeurs ne favorisent pas l’expression des émotions. Le droit à l’échec reste mal toléré en Suisse alors qu’il est souvent perçu comme une force ou du moins une source d’apprentissage de l’autre côté de l’Atlantique. Comment oser s’exprimer, se tromper ou prendre des risques si la peur de mal faire ou d’être jugé incapable est élevée?»

Prise de décision ralentie

Marianne Schmid Mast est professeure ordinaire de comportement organisationnel à la HEC de l’Université de Lausanne. En 2018 et en 2019, elle a été désignée comme l’une des 50 psychologues les plus influentes du monde. Ses recherches s’intéressent aux façons dont les individus interagissent au sein des hiérarchies, perçoivent et communiquent (verbalement et non verbalement). Elle constate que la démocratie directe suisse influe sur les organisations: «Chacun se sent autorisé, expert dans chaque question. Il y a une sorte d’attente dans les réunions que tout le monde donne son avis, explique la professeure. Même s’il ou elle n’a pas contribué au sujet. Ce qui est sympa d’un côté, parce que les gens sont écoutés, mais parfois ça ralentit la prise de décision. En revanche, je ne suis pas certaine que le consensus soit une réalité dans toutes les entreprises.»

Et ce n’est pas un mal: «Plusieurs études démontrent que si certaines personnes prennent le lead, elles contribuent au bon fonctionnement du groupe et à sa performance. Il faut savoir que même au sein des structures sans hiérarchie formelle comme un groupe de travail, il existe de toute façon une hiérarchie informelle ou implicite. Elle émerge en fonction de l’expertise et de l’expérience de ces personnes. Il est donc illusoire de penser que tous sont égaux dans l’entreprise ou que leur voix compte au même titre qu’une autre. En supprimant les hiérarchies explicites, elles subsistent de manière implicite.»

Selon Marianne Schmid Mast, il est «coûteux d’avoir une opinion divergente de celle du patron et de l’exprimer. On sera publiquement d’accord sans l’être intérieurement. C’est un mécanisme humain qui a tendance à se conformer aux autres par souci d’être apprécié.» Le consensus est-il finalement une illusion? «Non, mais il faut que les règles du jeu soient claires et transparentes. C’est très bien qu’un chef consulte ses équipes. Mais à la fin c’est lui qui tranchera et assumera la décision.»

 


 

Ce dossier est paru dans PME MAGAZINE