Simon Rogers: «Avec les données, il faut douter, interroger et se poser des questions de base»

Le journalisme Simon Rogers est le Monsieur Data au Guardian. Il plaide pour une plus grande ouverture des données publiques. Des informations que les journalistes doivent interroger pour les transmettre au monde de manière pertinente

Propos recueillis par  Mehdi Atmani

Simon Rogers est le Monsieur Data du Guardian depuis mars 2009. Pourtant rien ne le prédestinait à devenir la figure en matière de journalisme de données. Surtout pas les maths qu’il déteste. Le journaliste entre au Guardian le 10 septembre 2001. Le lendemain, il «voit le monde devenir complètement fou. Il se passait tellement de choses en même temps qu’on a eu besoin de produire des infographies pour les expliquer. Il y avait trop d’informations, de données à gérer pour confier cela uniquement à des graphistes.» Le Britannique se retrouve à travailler avec des graphistes et des designers pour expliquer et visualiser l’information.

En mars 2009, le Guardian lance sa plateforme Open Data destinée aux développeurs et technophiles. Elle leur permet d’interroger les données du journal et de réaliser des applications. Dès lors que le Guardian a proposé un service d’accès libre à ses données, Simon Rogers décide d’ouvrir en parallèle un blog de data. Très vite, la plateforme décolle et reçoit, dès ses débuts, deux fois plus de visites que le département britannique de la statistique. 

Deux mois seulement après le lancement du Data Blog, le scandale des fausses notes de frais produites par les élus britanniques éclate. Le Guardian réussit un coup de génie: il publie en accès libre sur son site une base de données de 96 000 documents (factures, notes de frais, justificatifs, documents administratifs, feuilles d’impôts) des élus. Le journal demande ensuite à ses internautes d’aider la rédaction à éplucher la paperasse pour vérifier que d’autres élus ne sont pas impliqués. Toutes les données sont ensuite visualisées. Puis, en 2010, leGuardian réussit un autre gros coup en publiant les 250 000 câbles diplomatiques de WikiLeaks. Sacré meilleur journaliste en ligne 2011 par l’Oxford Internet Institute, Simon Rogers explique au Temps les potentiatilités offertes par l’Open Data et le journalisme des données. 

– LeTemps: Pourquoi l’Open Data et le journalisme de données sont-ils importants?

– Simon Rogers: Le journalisme n’est pas un cercle fermé au sein duquel seules certaines personnes sont habilitées à participer. Ce n’est pas de cette façon que le Web fonctionne. En ouvrant nos Stories aux contributions des lecteurs, nous les rendons plus forts. Dans la pratique du journalisme de données, c’est aspect très important. Nous donnons le libre accès aux données, pour les démocratiser et les rendre plus accessibles. Les lecteurs visitent notre site parce qu’ils cherchent des informations brutes sur les émissions de carbone dans l’ensemble du pays par exemple. Ou le montant et la provenance de l’aide reçue par le Pakistan après les inondations. En fait, tout peu être envisagé sous l’angle des données. C’est ce qu’il y a de magique. Une fois que vous avez transposé un sujet en chiffres et en tableaux, les gens s’en servent pour les parcourir, les visualiser et les analyser.

– Tout le monde peut se muer en journaliste de données?

– N’importe qui peut le faire. Les barrières pour devenir un journaliste de données n’ont jamais été aussi poreuses. Le journalisme a subi une importante transformation. Il n’y a pas si longtemps, la seule façon d’être publié par un média impliquait de longues années de stages non payées pour espérer se faire remarquer, et publier. Aujourd’hui, le pouvoir s’est déplacé. Le temps où les journalistes avaient le luxe de se mettre à l’écart du monde dans le but de lui livrer des joyaux dans la plus belle prose est révolu. D’un point de vue technique, le journalisme de données ce n’est pas si compliqué. Ce doit être un outil de plus pour la rédaction. On ne doit pas envisager cela comme un machin insurmontable et flippant. C’est juste une autre manière d’accéder à l’information. En réalité, la plupart des choses que l’on fait sont très simples. On utilise des logiciels, souvent gratuit, que tout le monde possède. On a tous un tableur sur notre ordinateur, Excel, OpenOffice ou quoi que ce soit d’autre. Pas besoin d’être mathématicien ou statisticien. Tout ce qu’il faut faire c’est traiter cela comme toute autre information: il faut douter, interroger et se poser des questions de base. 

– Le mouvement Open Data connaît un essor grandissant. Où interviennent les journalistes de données et quel rôle peuvent-ils jouer?

– Les journalistes de données doivent être les intermédiaires entre ceux qui possèdent les données – et sont nuls pour les expliquer – et le reste du monde qui ne comprend pas non plus ces chiffres, mais veulent savoir.

Les gouvernements doivent comprendre qu’ils n’ont rien à perdre. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, le monde ne s’est pas écroulé parce que les données ont été rendues publiques. Cela a juste rendu les choses plus transparentes à une époque où ne fait plus confiance aux politiques. Ils veulent regagner la confiance de l’opinion? Qu’ils ouvrent les données.

– Les Etats-Unis et les gouvernements du Royaume-Uni publient beaucoup, beaucoup de données publiques au nom de la transparence. Quelles sont les limites de la transparence? 

– La publication des données publiques doit être authentique et utile. Ca n’a pas de sens si les gouvernements donnent accès à des données parcellaires, si la population ne comprend ce qu’elles signifient. L’Open Data est une évolution très intéressante. Il y a de cela quelques années, nous devions militer pour accéder aux données. Aujourd’hui, nous sommes inondés par les chiffres. Il s’agit désormais d’aider les gens à s’en servir, à les analyser.

– Le futur du journalisme?

– En quelque sorte. Selon moi, les journalistes vont de plus en plus devoir rendre des données accessibles et compréhensibles au public. Au Guardian, nous avons un moteur de recherche qui permet d’explorer l’ensemble des données gouvernementales dans le monde. Avec le mot-clé «chômage» par exemple, vous accéder aux statistiques mondiales.

– On peut faire dire n’importe quoi aux chiffres. Quelles sont les limites, les potentialités et les dangers du journalisme de données?

– La discipline a le potentiel de contribuer à l’ouverture de la société et de la politique. Les problèmes arrivent lorsque les journalistes n’interrogent pas les chiffres correctement. Nous ne voulons pas d’erreurs, mais de la précision et de la pertinence.


Cet article est paru dans LE TEMPS