Le mouvement Open Data milite pour un accès facilité aux données produites par les administrations publiques. Mais la Confédération n’est pas encore prête à jouer le jeu de la transparence. Etat des lieux d’une révolution de l’information en marche
Par Mehdi Atmani
Le 2 mai 2012, les téléspectateurs français assistent à une joute verbale inédite. Nous sommes à l’entre-deux tours. Derrière les petits écrans, Nicolas Sarkozy et François Hollande assènent une ribambelle de chiffres pour gagner les voix d’une opinion partagée: immigration, chômage, dette publique, énergies renouvelables, éducation… Un ping-pong rhétorique de 2 heures 44 minutes et 24 secondes au cours desquelles les ex-candidats à l’Elysée ont brandi 137 références statistiques, soit un chiffre toutes les 47 secondes.
Toutes sont passées au crible du «véritomètre» de Nicolas Patte, journaliste au quotidien en ligne Owni . Grâce aux données publiques du gouvernement français, de l’Insee – l’Institut national de la statistique –, d’Eurostat ou du FMI, le journaliste et son équipe ont développé un outil capable de vérifier les statistiques énoncées par les candidats à l’Elysée. Verdict? 55,5% de crédibilité pour Hollande, contre 46,5% pour Sarkozy. Bienvenue dans l’ère de l’Open Data.
Vous l’ignorez peut-être encore, mais nos administrations regorgent de données pertinentes pour notre quotidien: le nombre de crèches par commune, le taux de criminalité, les m2de parcelles à bâtir dans le canton de Vaud, la liste des logements vacants à Genève, le nombre de lits d’hôpital en Suisse romande. Ces données représentent à elles seules une mine d’informations pour les citoyens. Par souci de transparence, les gouvernements français, britannique et américain, entre autres, ouvrent peu à peu l’accès à leurs données publiques. Quant à la Suisse?
Malgré un enthousiasme légitime pour l’Open Data, la Confédération est restée longtemps sourde aux échos de cette révolution de l’information. Elle montre désormais des signes timides d’ouverture. Depuis juillet 2006, la loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration (LOGA) assure aux Suisses le droit d’accéder à toutes les informations gouvernementales. Encore faut-il s’orienter dans les labyrinthes de l’administration fédérale pour identifier les sources. Entre 2006 et 2011, le site Loitransparence.ch a répertorié 1502 requêtes, dont près d’un tiers ont été refusées. Le gouvernement britannique, lui, enregistre 40 000 demandes. On est donc loin du compte.
Avec le développement fulgurant des technologies de l’information et Internet, la donne change. Depuis 2011, une poignée d’irréductibles Helvètes milite au sein de l’association Opendata.ch pour davantage d’ouverture, d’efficacité, de transparence de la part des autorités et des administrations publiques, pour stimuler l’émulation des chercheurs et l’innovation des entreprises. «Les activités des administrations demeurent opaques», note André Golliez, président et cofondateur d’Opendata.ch «Une plus grande ouverture offrirait aux Suisses une meilleure compréhension des rouages et mécanismes de l’administration. Ils deviennent de ce fait davantage acteurs au sein de la gouvernance.» Des arguments balayés par beaucoup de parlementaires fédéraux. Motif? «La démocratie directe offre déjà aux Suisses les moyens de participer au processus politique», résume André Golliez.
Aux Etats-Unis, Barack Obama a fait de l’Open Data un argument de campagne. En 2009, l’administration américaine a exaucé les vœux du président en créant le portail Data.gov qui donne accès à 390 000 bases de données publiques. En Grande-Bretagne, c’est Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web au CERN, qui a convaincu Gordon Brown, puis David Cameron de créer le site Data.gov.uk. Tim Berners-Lee codirige aujourd’hui l’Open Data Institute, installé dans le quartier branché de Shoreditch, à Londres. La France a suivi, avec le site Data.gouv.fr.
L’Open Data ouvre de formidables opportunités. Comme l’explique Antoine Logean, cofondateur d’Opendata.ch, «le libre accès aux données dans un format ouvert et réutilisable dope l’innovation. Il permet à chacun de les exploiter sous des formes diverses pour révéler de nouvelles informations et en augmenter la valeur.» On citera les initiatives en journalisme de donnéesd’un nombre croissant de médias comme The Guardian, La Repubblica ou le New York Times.
Depuis ses débuts, l’association organise des journées nationales Make.opendata.ch réunissant des programmateurs, développeurs informatiques, designers, journalistes et citoyens. Pendant deux jours, ils explorent les bases de données publiques autour d’une thématique et produisent des prototypes – applications web, sites ou visualisations – pour démontrer les potentialités de réalisations grâce à l’Open Data. Le dernier Make.opendata.ch s’est déroulé les 22 et 23 mars dernier à Berne et à Sierre sur le thème des finances publiques.
Voilà un très bon exemple d’investigation. Et de ses limites propres à la Suisse. Comment Zurich et Genève redistribuent chaque franc de vos impôts? C’est certes intéressant, mais impossible à savoir. Un explorateur de données qui se lance dans une telle entreprise se heurte à des organes politiques diamétralement différents, tout comme les modes de comptage. Un cas de figure qui illustre le manque de standardisation entre communes, cantons et Confédération. «L’harmonisation des données dans tous les domaines dans lesquels des comparaisons peuvent être faites est une démarche cruciale. Il existe des standards largement acceptés, mais ils ne sont pas encore introduits partout», constate Armin Grossenbacher, chef de la section Diffusion et publications de l’Office fédéral de la statistique.
Christophe Koller, chef de projet au sein de l’Idheap et directeur de la Badac, le site d’information et d’analyses statistiques du fédéralisme, craint de voir «les citoyens foncer tête baissée dans les méandres statistiques pour en faire n’importe quoi sans esprit critique». Et d’ajouter: «Le mouvement Open Data est bon, mais il se heurte aux réactions corporatistes des organes officiels.» MétéoSuisse commercialise ses données météorologiques. L’Office fédéral de la statistique est soutenu par la Confédération pour mener ses enquêtes et les recensements au niveau suisse. Ces organes pourraient voir dans l’Open Data une concurrence.
Derrière le rêve d’une administration plus transparente, Christophe Koller estime au contraire que l’on navigue vers plus d’opacité. «Si l’Etat a la mainmise sur la publication des données publiques, de quelle transparence parle-t-on? On donne le libre accès aux données pour se donner bonne conscience», mais les statistiques intéressantes demeurent cachées. «En France, Nicolas Sarkozy a ouvert un certain nombre de données. Ça lui a permis de pointer publiquement certains problèmes. Très bien. Mais aussi de mieux maîtriser l’information.»
Pourtant, certains cantons et communes jouent le jeu de la transparence. La Ville de Zurich dispose depuis peu de son propre portail Open Data. Le système d’information du territoire à Genève (SITG) publiera prochainement les données géographiques du canton. Ursula Telley est coordinatrice des statistiques du canton de Berne. Avec une poignée de collègues, elle suit de près le mouvement Open Data. «Les enquêtes statistiques sont financées par l’argent du contribuable. J’estime qu’il a le droit d’accéder librement aux résultats, pour autant qu’ils ne soient pas protégés par la loi sur la protection des données.» En attendant une initiative Open Data du canton de Berne, Ursula Telley sensibilise les autres offices à mieux standardiser les données produites par son département.
En 2011, des parlementaires ont déposé un postulat pour demander au Conseil fédéral de présenter un rapport ainsi qu’un plan directeur relatif au libre accès aux données publiques. Une demande rejetée par le Conseil fédéral «compte tenu des ressources nécessaires à l’exécution des travaux requis». Malgré tout, les initiatives d’Opendata.ch portent timidement leurs fruits. Les 17 et 18 septembre prochain, Genève accueillera l’ Open Knowledge Conference sur la thématique de l’ouverture des données. Un événement parrainé par le ministre de l’Intérieur, Alain Berset, dont le département héberge les Archives fédérales suisses, et l’Office fédéral de la statistique. Peut-être le signal tant attendu, avec l’arrivée d’un nouveau directeur à l’OFS, pour repenser et dynamiser la diffusion de l’information statistique en Suisse.
Cet article est paru dans LE TEMPS