Les baby-boomers sont de plus en plus nombreux à créer une entreprise après une vie de salarié. Parce que, passé 50 ans, c’est maintenant ou jamais!
Par Mehdi Atmani
C’est une puissante lame de fond qui va durablement métamorphoser l’économie suisse. Les effets de ce tsunami se font ressentir depuis 2015 où, pour la première fois, davantage de Suisses fêtaient leur 65e anniversaire que leur 20e. Une tendance qui va s’accentuer avec le départ imminent des baby-boomers à la retraite. Selon les statistiques fédérales, le nombre de retraités prend l’ascenseur pour atteindre un pic en 2030. A la clé? Une pénurie de main-d’œuvre sur le marché du travail et des entreprises qui restent trop souvent sourdes face à l’urgence de la situation. Pas toutes, heureusement. A l’instar de Swisscom ou des CFF qui mettent en place des plans pour employer plus longtemps, mais à temps partiel, ces seniors.
L’évolution démographique a des effets bien réels sur le marché du travail puisque aujourd’hui déjà, un travailleur sur cinq a plus de 55 ans, selon les statistiques fédérales. Ce groupe d’actifs grisonnants a même augmenté de 35% entre 2006 et 2016. A l’évolution démographique se greffent l’augmentation de l’espérance de vie et le déclin programmé des prestations de vieillesse. Par contrainte pour compléter une rente AVS insuffisante, ou par passion, un nombre croissant de jeunes retraités se lancent dans l’entrepreneuriat après des décennies de salariat. Qui sont ces «silver entrepreneurs»? Et pourquoi les entreprises ont-elles tout intérêt à leur faire une place dans leur organigramme?
Un marché hétérogène
Le mouvement des seniors entrepreneurs est en marche. Chez Starterland, Dan Noël en est le fin observateur. Depuis dix ans, le Neuchâtelois a déjà accompagné plus de 2000 créateurs d’entreprise dans leur désir d’indépendance. Devinez, un nombre croissant de ces entrepreneurs ont les cheveux gris. Pourtant, ce groupe d’actifs seniors n’est pas homogène. «D’un côté, il y a celles et ceux qui ont joui d’une carrière professionnelle bien remplie. Ils arrivent à la retraite en pleine forme, avec de l’expérience, constate Dan Noël. Mais ils se heurtent au refus de l’entreprise de les employer plus longtemps ou de continuer une relation professionnelle sous une forme ou une autre.» Cette catégorie se lancera avant tout dans la consultance pour mettre à profit son expérience.
Et de l’autre, il y a celles et ceux qui profitent de la retraite pour prendre des risques et entreprendre. «C’est parfois l’envie de concrétiser un projet qui leur trotte dans la tête depuis longtemps, souligne Dan Noël. Ils veulent prendre du plaisir et se disent que s’ils ne se lancent pas maintenant, ils ne le feront jamais.» La dernière catégorie, la plus précaire, est celle des quinquagénaires qui ne sont plus attractifs sur le marché du travail. Alors elle opte pour l’indépendance, faute de place. «Il s’agit de la situation la plus périlleuse puisque cette génération n’a généralement pas le choix. Elle doit travailler encore une dizaine d’années, mais n’a pas d’emploi. Alors c’est l’indépendance ou rien.» Mais les risques de l’entrepreneuriat ne diminuent pas avec l’âge. «Certains candidats puisent dans leur deuxième pilier pour démarrer leur activité. En cas d’échec, la reconstitution des fonds est difficile.» Passé 70 ans, il n’est plus possible de cotiser à la LPP.
D’un point de vue légal, rien n’interdit de poursuivre une activité lucrative – salariée ou non — au-delà de 65 ans, moyennant quelques particularités. Celui ou celle qui le désire doit en informer son employeur suffisamment tôt. Si aucune clause ne prévoit dans son contrat que les rapports de travail cessent automatiquement dès qu’il aura atteint l’âge de la retraite, l’employeur devra formellement lui notifier son intention de ne plus faire appel à ses services. Sauf modifications du contrat de travail, le salarié de plus de 65 ans a le droit au même salaire et aux mêmes avantages qu’avant. L’employeur est même gagnant, puisque ses charges sociales diminueront. En effet, les cotisations AVS, AI, APG ne seront perçues que sur la part du gain supérieur à 1400 francs par mois ou 16 800 francs par année. De même, l’assurance-chômage ne réclamera plus les cotisations à l’employé.
Le travail définit l’individu
Si les entreprises vont faire face à un manque crucial de main-d’œuvre, et qu’elles se retrouvent gagnantes, pourquoi ne sont-elles pas plus nombreuses à salarier des seniors? Les préjugés entourant l’engagement de travailleurs âgés sont encore tenaces. De plus, la prolongation de l’activité professionnelle au-delà de 65 ans est une question éminemment émotionnelle. Pourtant, selon le sondage conduit par Avenir Suisse, plus de 57% des actifs de plus de 60 ans seraient prêts à travailler au-delà de l’âge de la retraite, tant que les conditions sont bonnes. Au sein du think tank indépendant, l’économiste Jérôme Cosandey a consacré plusieurs études à la problématique des travailleurs âgés. Selon lui, les entreprises doivent encourager les seniors à partir plus tard à la retraite en proposant des temps partiels.
Ces quinze prochaines années, 800 000 personnes supplémentaires rejoindront le marché des seniors. La nouvelle génération ne sera pas suffisamment nombreuse pour combler ce vide. Pour Jérôme Cosandey, il s’agit pour les entreprises de prendre les devants face au risque de pénurie de main-d’œuvre. «Les seniors proches de l’âge légal de la retraite ou l’ayant dépassé pourraient élargir l’offre de main-d’œuvre «hors contingents» de dizaines de milliers de personnes, observe-t-il dans son étude.
A cet égard, les employeurs devraient penser davantage dans la direction des «emplois pour seniors», qui permettent plus de flexibilité du temps de travail et favorisent une transition souple vers la retraite. Les partenaires sociaux devraient eux aussi être plus ouverts à des aménagements.» Les soins, les infrastructures et les secteurs de pointe sont les plus exposés à cette pénurie. Comme le relevait Jérôme Cosandey au micro de la RTS, ces branches aimeraient bien rester en Suisse, mais vont avoir de la peine à y recruter du personnel qualifié.
S’affranchir des contraintes du salariat
A Brugg (AG), Franz Grüter a pris les devants. Le directeur du fournisseur d’accès à internet Green.ch a mis sur pied une organisation qui lui permet de recruter la relève tout en profitant des seniors. Si la branche des TIC est jeune et dynamique, elle souffre déjà d’une pénurie de main-d’œuvre. Tout en engageant des jeunes diplômés des hautes écoles, Green.ch recrute aussi des seniors, mais à horaire réduit. Une double approche qui porte ses fruits.
Bien que les milieux politique et économique prennent le problème très au sérieux, les mesures se font attendre. Pour Roland Müller, directeur de l’Union patronale suisse, le principal défi est de lever les tabous qui frappent le travail des seniors. Dans la société, mais aussi au sein des entreprises.«Il s’agit de flexibiliser notre système d’assurances sociales et le marché du travail. Aujourd’hui, lorsque l’on arrive à 65 ans, c’est comme un point final. Il faut arrêter avec cette limite fixe.»
Selon Roland Müller, trop d’entreprises ignorent encore qu’elles ont besoin des seniors. «Ces travailleurs sont plus loyaux, ils sont très souvent hypercompétents. En les laissant partir à la retraite, elles se coupent d’un savoir-faire précieux que les plus jeunes doivent encore acquérir.» En d’autres termes, le directeur de l’Union patronale suisse plaide pour la flexibilisation des contrats de travail pour les seniors. Par exemple le temps partiel, le télétravail ou les mandats externes.
Si plus de la moitié des «silver» étaient prêts à continuer de travailler, ils ne le feraient majoritairement pas pour des raisons économiques. «Les questions financières arrivent en troisième position», précise Roland Müller. Il s’agit avant tout de garder un pied dans la vie active. Mais pas les deux. Un constat partagé par Dan Noël: «Les seniors ne veulent pas des contraintes du salariat. Ils veulent travailler à leur rythme et s’organiser comme ils l’entendent pour ne pas retomber dans le stress de leur vie d’avant. Ils veulent aussi profiter.»
«Je ne voulais pas me retrouver à trier la vaisselle à la maison»
Martin Voellmin, 64 ans, a toujours couru comme un lapin. La rationalisation de la production avec les usines pour faire face à l’euro à 1,20, la pression des chiffres, le travail d’équipe… les aléas du monde entrepreneurial et les «jobs compliqués» lui procurent une adrénaline dont il ne saurait se passer. Formé dans le commerce international, Martin Voellmin a travaillé plus de quarante ans pour Nestlé. Son dernier poste? Chef des exportations. «J’aimais beaucoup ce que je faisais. Une multinationale, c’est un monde complexe avec beaucoup de personnel et des processus sophistiqués. Je courais à 120 km/h avec mes équipes.» A côté, Martin Voellmin trouve encore le temps d’assouvir sa passion pour la navigation en tant que skipper. «Pour être performant et tenir cette cadence, il faut une vie équilibrée.»
En 2014, son patron lui propose une retraite anticipée à «des conditions excellentes. Il m’offrait une vraie liberté de faire autre chose. Ce n’était pas une mise à la porte.» La retraite, il n’y pense même pas. «J’ai vu plein d’amis faire une dépression. Je ne voulais pas me retrouver comme eux à trier la vaisselle à la maison.» Libéré de ses obligations, Martin Voellmin organise des croisières sur son voilier et passe de longues semaines sur le lac ou en Méditerranée. En parallèle, il crée Swiss Fine Food Export, sa propre société d’exportation. «Mon but est de conseiller les petites entreprises pour les aider à exporter leurs produits. Je leur donne tout mon savoir-faire et mon réseau. J’ai deux, trois mandats qui m’occupent deux jours par semaine. Avec mon laptop et mon portable, je peux travailler d’où je veux.»
Martin Voellmin n’a pas eu de peine à passer d’une multinationale aux petites entreprises. «J’ai toujours aimé ce qu’elles font. J’ai un savoir-faire à leur transmettre. Je voulais aussi redécouvrir une vie plus simple sans la pression d’une grande structure. A 64 ans, je suis plein d’énergie, j’ai le carnet de commandes bien rempli, je vois des choses que je n’avais pas le temps de voir avant. Je cours toujours, mais à 80 km/h.»
«La société ne vous reconnaît que par le travail»
Ne pas perdre pied. Ne pas se marginaliser aux yeux de la société. A 64 ans, Claire Fanti n’a jamais envisagé une seconde de s’arrêter de travailler. «C’était impensable de tout arrêter du jour au lendemain, confesse la sexagénaire. Mon travail me permet d’avoir des contacts très enrichissants, dans de nombreux domaines. Et d’être reconnue par la société.» Claire Fanti a travaillé presque trente ans au service externe d’une assurance dans le Val-de-Travers. Un travail qui la passionne, mais qu’elle doit quitter en mai dernier. Pour elle, la retraite a sonné. Claire Fanti propose donc à son employeur de continuer la gestion du portefeuille client à temps partiel. Celui-ci refuse. «Ce n’était pas dans la philosophie de l’entreprise. C’était comme si mon expérience et les liens tissés avec la clientèle au fil de ces années ne servaient plus à rien.»
Bien résolue à travailler, Claire Fanti approche donc plusieurs bureaux de courtage dans le Val-de-Travers et leur propose ses services en tant qu’indépendante. Ses appels du pied sont concluants puisque la sexagénaire brigue un mandat de collaboratrice externe avec un bureau de courtage du littoral neuchâtelois qui est à même d’offrir aux clients plusieurs possibilités d’assurances concurrentes. Claire Fanti est dans son élément.
Ou presque. «C’est un nouveau défi, considère-t-elle. Je dois me former sur de nouveaux logiciels. Je vais devoir faire des efforts.»
Si Claire Fanti démarre une nouvelle carrière professionnelle, elle ne le fait pas aux mêmes conditions qu’avant. «Je n’ai pas de contraintes horaires, ni de chiffre à atteindre. Je travaille à temps partiel dans un domaine qui m’intéresse.» Ne veut-elle pas profiter de sa retraite? «Mais profiter de quoi, coupe-t-elle? J’ai tous les jours l’impression de profiter de la vie et mon travail m’apporte beaucoup de joie.» D’ailleurs, la senior entrepreneure ne compte jamais raccrocher. «Ma seule limite: que l’envie et l’enthousiasme soient toujours présents.»
Cet article est paru dans PME MAGAZINE