Imaginez: un monde sans internet. En 1994, alors que le web n’a que 5 ans, un essai intitulé Pandora’s Vox l’envisageait déjà. Prophétique, l’auteure Carmen Hermosillo anticipait un âge où l’intelligence collective détournait le réseau à des fins mercantiles. Gangrené par la surveillance des Etats, exploité par des entreprises aux pouvoirs tentaculaires, démantelé à des fins politiques, le web laissait derrière lui des carcasses vides de serveurs informatiques. Des pistes exploratoires dans lesquelles plonge, à son tour, l’exposition The Dead Web – La fin, tête d’affiche de la 15e édition du Mapping Festival, consacré aux arts numériques, à partir du 23 mai 2019 à Genève.
Comme la perte d’un proche
A travers cette exposition à voir jusqu’au 2 juin, le grand raout célèbre donc le 30e anniversaire du web en l’enterrant. Ou plutôt en figurant cet au-delà numérique. «Dans l’imaginaire collectif, internet est un acquis. Au fil du temps, nous avons développé un rapport très émotif avec ce réseau qui nous connaît mieux que nous-mêmes. Pour plusieurs, la mort d’internet aurait potentiellement le même effet que la perte d’un proche.» A Montréal, Nathalie Bachand a été commissaire de l’exposition, coproduite avec l’organisme québécois Molior pour sa diffusion internationale. The Dead Web – La fin réunit huit propositions artistiques sur la chute des internets, en évitant l’écueil de présenter des œuvres exclusivement technologiques.
«Il y a de la sculpture, de la peinture à l’huile. Le mélange des diverses pratiques artistiques instaure un dialogue intéressant», poursuit Nathalie Bachand. L’exposition matérialise l’immatériel. Elle joue avec le temps dans toutes ses dimensions. Certaines œuvres parlent d’obsolescence, d’autres, à l’inverse, d’immortalité des contenus.
A l’image de Infinitisme.com Forever a Prototype. L’artiste québécoise Frédérique Laliberté a conçu un projet web éternellement «en progrès», une machine à collage autonome qui génère des compositions virtuelles semi-aléatoires en allant puiser dans une banque de fichiers numériques catégorisés et classifiés: images, sons, gifs animés, vidéos, textes, etc. Le résultat de chaque visite est une série de constructions éphémères. «J’ai voulu travailler sur l’obsession de tout garder et l’idée d’utiliser une machine capable de donner du sens à cette masse d’archives numériques.»
Dans tous ses projets, Frédérique Laliberté invente des univers parallèles au monde actuel, mais qui lui ressemblent dans tous ses paradoxes et ses culs-de-sac. «Je voulais exacerber la conséquence absurde de certaines choses. Dans Infinitisme.com Forever A Prototype, il s’agit de s’intéresser à ce contenu qui devient rapidement inutile ou ignoré. Mais qui est encore là, prend de la place et s’organise de manière autonome. C’est comme s’il nous survivait. Dans internet, il y a une dimension à la fois extrêmement éphémère et très pérenne.»
Spectre selfie
Quelles traces allons-nous laisser de notre société numérique disparue? C’est l’une des nombreuses interrogations du collectif d’artistes montréalais Projet EVA. Dans L’Objet de l’internet, Etienne Grenier et Simon Laroche – le duo à sa tête – ont conçu une installation qui prend les traits d’un mausolée dédié à la fin du web. Grâce à des procédés optiques et cinétiques intégrés à un dispositif où le visiteur insère sa tête, le visage humain est décomposé en une multitude de fragments. Les visiteurs sont projetés dans un futur dystopique où, sur les réseaux sociaux, ne demeureraient que les traces de quelques selfies encore artificiellement animés.
«L’Objet de l’internet est un scénario catastrophe dans lequel nous avons fait basculer un concept numérique dans un monde analogique, explique Etienne Grenier. Ce selfie flottant serait la dernière trace. C’est un miroir qui nous est tendu.» Le duo de Projet EVA est adepte des renversements: «Nous explorons toujours l’intrication des technologies avec les comportements humains en plaçant le spectateur dans un état de choc, ou de malaise, ajoute Simon Laroche. Nous confrontons les gens aux outils du quotidien en leur présentant le côté anormal de ce qui est communément accepté. Il s’agit ainsi de créer des prises de conscience dans leur rapport aux outils numériques, et à leur propre identité.»
Fossoyeurs du web
Trois artistes suisses ont enrichi l’exposition, dont Lauren Huret. Dans Praying for my Haters, l’artiste s’est immergée dans l’enfer des fossoyeurs du web, à Manille. La capitale des Philippines emploierait près de 150 000 personnes pour la modération et la censure des contenus. Des travailleuses et travailleurs exposés, en continu, à des contenus ultra-violents et déviants. Lauren Huret interroge ainsi les conséquences psychiques et physiques de ce travail, ainsi que ses effets à long terme sur nos sociétés.
Praying for My Haters est de loin l’œuvre la plus critique. Elle «creuse la question de l’invisibilité et du dévoilement par rapport au travail existant sur internet et ce qu’il peut représenter. Je voulais mettre en valeur l’écran de fumée qui enveloppe les entreprises technologiques et nous fait croire que le web n’a aucun impact psychologique ou physique.» Lauren Huret livre une vision quasi religieuse du travail de la modération.
Dans un autre registre, le Zurichois Lukas Truniger et l’Allemand Nicola L. Hein approchent la musique comme un vecteur d’informations. Membranes est constituée d’instruments hybrides, composés de peaux de tambour et de dispositifs électroniques. Cette installation performative transforme du texte écrit en percussion lumineuse, puis le diffuse sous la forme de motifs visuels et sonores. L’avenir post mortem du web? «La mort du web ne va pas tuer notre besoin de diffuser de l’information, précise Lukas Truniger. La communication nous définit et ne s’arrêtera pas parce qu’une technologie devient obsolète.» A force d’explorer l’après-monde d’internet, The Dead Web – La Fin crée un espace de réflexion sur nos propres usages des technologies.
Cet article est paru dans LE TEMPS