Smart work, c’est le nouveau terme en vogue auprès des chefs d’entreprise. Le travail intelligent ou flexible, c’est avant tout un concept très concret aux enjeux multiples: la quête de sens des salariés, la mobilité, l’immobilier commercial ou encore la conciliation entre la vie professionnelle et privée.
Son SUV BMW démarre à 9h56. Fabrice Lopez* n’est ni en congé ni au chômage. Ce matin, le chef d’entreprise a juste pris deux heures pour tailler la haie de thuyas qui borde sa villa mitoyenne de La Côte vaudoise avant de se rendre au travail. Ce soir, il reçoit des amis dans son jardin. Entre-temps, Fabrice Lopez va visiter deux fournisseurs. A 13h30, il ira très certainement faire un tennis avant une importante réunion stratégique avec de potentiels investisseurs. Finalement, vers 17h, il passera en coup de vent dans son entreprise pour faire le point avec son chef de projet, qui ne l’aura pas vu de la journée. Puis retour au jardin.
Fabrice Lopez n’a pas de poil dans la main. Il est smart. C’est-à-dire qu’il gère sa journée comme il l’entend, sans contraintes d’horaire ou de lieu. A lui seul, le quadragénaire symbolise cette ère de la post-révolution numérique où la dématérialisation, l’intelligence collective et la connexion sont les moyens d’assouvir nos besoins d’autonomie, de flexibilité et d’efficacité. Cette vague d’intelligence s’est formée il y a dix ans dans la Silicon Valley. Aujourd’hui, elle déferle sur notre époque qui nage en pleine «smartitude». Après les téléphones portables (smartphones), les villes (smart cities), les réseaux électriques (smart grid), c’est au tour du travail et de l’entrepreneuriat de gagner quelques points de QI.
Un nouveau monde à appréhender
Le smart work, c’est le nouveau terme en vogue auprès des chefs d’entreprise. Face à la dématérialisation et à la mondialisation de l’économie, ils y voient une répon se aux innombrables chambardements du monde du travail et aux nouvelles aspirations d’une génération d’actifs en quête de liberté professionnelle. Mais le travail intelligent ou flexible, c’est avant tout un concept très concret aux enjeux multiples: la quête de sens des salariés, la mobilité, l’immobilier commercial ou encore la conciliation entre la vie professionnelle et privée. Le smart work englobe autant les conditions de travail (son organisation, ses outils) que la reconnaissance sociale et le bien-être professionnel.
Cette exigence de changement signifie pour l’entreprise de rompre avec la rigidité du passé afin d’offrir une autonomie «encadrée» aux collaborateurs. Une sacrée révolution derrière laquelle se cache Alexandra Kühn, directrice de l’initiative suisse Work Smart. Comme d’autres, la Zougoise a ressenti les effets secondaires de la numérisation dans les entreprises. Et leurs remèdes insuffisants – voire inefficaces – matérialisés par le baby-foot dans la cafétéria, les open spaces ou l’adoption d’outils plus collaboratifs. Alexandra Kühn est convaincue que si les entreprises veulent rester compétitives et adaptées à la société numérique, elles doivent aller plus loin en repensant le travail dans sa globalité. Selon elle, «tout le monde peut bénéficier de formes de travail flexibles si elles sont mises en œuvre intelligemment».
Mais comment? C’est tout l’enjeu de l’initiative Work Smart. Fondé en 2015, ce réseau soutient les entreprises (plus de 200 aujourd’hui) dans la mise en œuvre de formes et de conditions de travail plus flexibles et intelligentes. «Sauf qu’il n’existe pas de recette standard pour cette transformation, précise Alexandra Kühn. Tout dépend de la culture et de l’ADN des entreprises. Par contre, il existe différents facteurs de succès, le principal étant de ne pas sous-estimer les défis d’un tel changement. Certaines entreprises abordent le travail flexible comme un projet standard. Elles pensent qu’il suffira de revoir l’organisation des équipes, d’adopter de nouveaux outils et de bannir la hiérarchie pour réussir. Elles se trompent. Le smart work est un effort continu de flexibilité afin de s’adapter aux changements à venir dans le monde du travail, car il y en aura d’autres.»
La mise en place de formes de travail flexibles impose aux entreprises un profond changement culturel. «Cela transforme la collaboration, ajoute Alexandra Kühn. Les règles du jeu dans une équipe ne sont plus les mêmes. Tous les collaborateurs doivent apprendre à travailler différemment. Face au manager qui a décidé par exemple d’envoyer des courriels professionnels un dimanche parce qu’il a pris son vendredi après-midi avec ses enfants, les employés ne doivent pas s’irriter ou se sentir sous la pression de répondre. Le rôle du supérieur change, celui des collaborateurs également. Le contrôle ne s’effectue plus de la même manière. De nouvelles compétences sont nécessaires au sein de l’entreprise. C’est pour cela que la transformation du monde du travail doit faire partie intégrante de la stratégie des entreprises. Elles doivent adopter l’idée que le changement ne s’arrêtera jamais.»
Parmi les «évangélisateurs», Swisscom
Partie de Californie il y a une dizaine d’années, la vague smart work a d’abord déferlé sur les entreprises technologiques suisses, à l’instar de Microsoft et de Swisscom. L’opérateur fait figure de pionnier dans l’adoption du travail flexible. Une mue entamée il y a dix ans et adoptée dès ses débuts par Luca Bino. Il y a trois ans, le business developer est devenu l’évangélisateur du smart work chez Swisscom. «A l’époque, je ne pouvais même pas changer le fond d’écran de mon ordinateur, se souvient Luca Bino. J’avais l’obligation de me rendre au bureau pour avoir un réseau internet correct. Aujourd’hui, je choisis les équipements de mon choix et je travaille d’où je veux et quand je veux.»
Le cahier des charges de Luca Bino comporte essentiellement des visites auprès de clients. Débarrassé des contraintes horaires, il commence sa journée quand il le veut. «Cela me permet de travailler de manière décalée. J’évite ainsi le trafic aux heures de pointe, explique-t-il. Je jouis d’une complète autonomie dans l’organisation de mon travail. Si j’ai une visite chez un client en milieu d’après-midi à Genève, je ne vais pas retourner au siège de Swisscom à Lausanne pour terminer mes tâches. Je le ferai à la maison. Cela change complètement ma collaboration avec mes chefs et la manière dont ils contrôlent mon travail. J’ai des objectifs dans une journée, à moi de les atteindre.»
Quid de la sécurité des données? Un employé qui se connecte sur un réseau wi-fi non protégé expose-t-il l’entreprise au vol d’informations sensibles? «Les solutions techniques sont là, rassure Luca Bino. Nous sommes à même de garantir qu’un certain document ne sera ouvert qu’au moyen d’un appareil sécurisé et uniquement par la personne qui doit le voir. Concernant les documents très sensibles, nous avons installé une identification à double facteur. Chez Swisscom, les outils de sécurisation des données doivent être au service d’une volonté de transformation.»
Afin d’offrir cette flexibilité à l’ensemble de ses collaborateurs, Swisscom a complètement revu ses infrastructures – avec un gain notoire sur les espaces de travail – et ses outils de communication pour permettre de travailler n’importe où, dans les meilleures conditions. «Les technologies qui soutiennent le smart work sont aujourd’hui tout à fait accessibles et bénéfiques aussi pour les petites et moyennes entreprises, grâce aux modèles de service cloud qui ne nécessitent pas d’investissements lourds, précise Luca Bino. De plus, le modèle de facturation mensuelle par utilisateur permet de payer pour ce dont on a vraiment besoin.»
Un modèle d’affaires à part entière
Si la stratégie smart work a d’ores et déjà permis à Swisscom d’économiser 10 millions de francs sur les frais de déplacement et de diviser par cinq sa consommation de papier, l’entreprise n’a pas encore mesuré les effets de ce changement sur la rétention des employés. Le retour sur investissement est ailleurs. Le travail flexible est un modèle d’affaires à part entière, car Swisscom «évangélise» ses clients et fournisseurs et les accompagne dans cette transformation.
Dans le sillage de Swisscom, d’autres gros employeurs suisses se sont résolus à travailler plus intelligemment. La Poste s’est lancée après avoir mené plusieurs études sur la question: «Notre politique numérique repose sur la confiance mutuelle, explique François Furer, porte-parole de La Poste. Les salariés peuvent ainsi enregistrer, supprimer ou modifier leurs heures de travail de manière indépendante, sans avoir à les soumettre au préalable à leur supérieur hiérarchique. Les collaboratrices et collaborateurs du siège de La Poste Suisse à Berne et d’autres sites postaux peuvent également choisir librement leur lieu de travail dans l’immeuble. Dans tous ces domaines, nous échangeons régulièrement des idées sur le smart work avec d’autres entreprises et apprenons les uns des autres.»
Co-initiateurs de l’initiative Work Smart, «les CFF ont mis en place depuis 2010 des formes de travail flexibles afin de gagner en efficacité et d’être plus attractifs sur le marché de l’emploi, précise Katharina Balande, porte-parole de l’ex-régie fédérale. Chaque collaborateur dispose d’un smartphone et il est possible de travailler chez soi ou dans le train sur son ordinateur portable.» Plusieurs milliers d’employés sont désormais concernés par ce dispositif. «Les CFF ne poursuivent pas de gains financiers par le lancement de cette initiative, précise la porte-parole. L’avantage est plutôt d’insuffler plus de flexibilité afin de pouvoir voyager aux heures creuses, ce qui permet de décharger les réseaux de transport aux heures de forte affluence et aussi de mieux concilier travail et loisirs.»
Le télétravail, une culture d’entreprise
Chez Systeo, le télétravail fait partie intégrante de l’esprit d’entreprise. Spécialisée dans l’intégration du logiciel de gestion d’entreprise helvétique Abacus, la PME basée à Genève a adopté ce mode de fonctionnement dès sa création, en 2012. Elle se positionne aujourd’hui comme une entreprise «libérée, qui fonctionne sur un mode collaboratif». «Chaque collaborateur est libre et responsable de gérer son temps au mieux pour accomplir son travail», explique Claude Frei, porte-parole de Systeo. Il est vrai que la société est composée de huit consultants gérant chacun ses clients, ce qui favorise une telle organisation décentralisée et un management horizontal. «Nous n’avons pas de cadre précis, mais des bonnes pratiques que chacun doit respecter. Personne n’est cantonné dans une tâche particulière. Nous avons certes un rôle défini, mais rien ne nous empêche de prendre des initiatives», note Claude Frei.
La philosophie d’entreprise met donc l’accent sur l’auto-contrôle et la confiance entre les collaborateurs. Une réunion physique hebdomadaire au siège de Genève est toutefois obligatoire pour tous. Cela permet de discuter sur l’avancée du travail de chacun, de donner une cohérence à la société et de réguler le fonctionnement au sein de l’équipe. «La plupart du temps, nous choisissons de rester à la maison quand il faut absolument se concentrer pour être efficace dans un délai imparti. Cette solution détend tout le monde et augmente la productivité de l’équipe», remarque Claude Frei. Le porte-parole avance aussi un argument souvent utilisé: le télétravail évite les trajets chronophages et peu écologiques. Il permet aussi de libérer du temps pour aller chercher un enfant à la crèche ou à l’école, par exemple. Pour l’entreprise, c’est également un moyen de réaliser des économies substantielles en termes de loyer et d’infrastructures. Dans les locaux de Systeo, par exemple, seuls six bureaux sont disponibles pour tous les collaborateurs. Pour autant, cette pratique peut aussi impacter négativement l’équilibre de vie de l’employé.
Pour être fructueuse, elle implique en effet de savoir gérer son temps. Une chose difficile pour certains. «Le risque de surinvestissement existe, reconnaît Claude Frei. Si une personne n’arrive pas à travailler de cette façon, elle ne peut simplement pas rester chez nous. Pouvoir être organisé, autonome et autodidacte est donc un atout clé lors des recrutements.» Key Kawamura est plus mitigé. Le cofondateur de Studio Banana, une PME lausannoise active dans la conception de nouveaux environnements de travail, pointe un certain nombre de risques.
«Le télétravail est avantageux économiquement pour l’employeur, mais l’est-il vraiment pour les employés? s’interroge-t-il. Je comprends les nombreux aspects positifs et écologiques de la pratique, mais en même temps la communication et la collaboration entre collègues sont plus difficiles. L’un des risques est de ne plus parvenir à séparer le travail de la vie privée.»
Key Kawamura
Il ajoute: «Si une entreprise opte pour du télétravail, alors il faut que l’espace physique où se réunissent régulièrement les employés soit tel que ces derniers puissent être hyper-efficaces et s’y sentir bien. Dans ce sens, les deux démarches peuvent être complémentaires.»
Dans son ouvrage Un monde meilleur? Survivre à la société numérique, le sociologue français Thierry Venin s’alarme des risques liés au télétravail. L’isolement, par exemple. Selon le chercheur, le manque de confiance et la perte d’intérêt peuvent facilement venir envahir le quotidien des télétravailleurs en raison du manque d’interactions avec les collègues. Le télétravail exige une discipline qui ne convient pas à tout le monde. «Sans le respect d’un emploi du temps strict, précise Thierry Venin, le télétravail peut faire perdre du temps aux deux parties – l’employé comme l’employeur. Il existe un risque de suractivité ou de sous-activité.»
Le sociologue pointe du doigt la pression morale conduisant les collaborateurs à se sentir obligés de répondre à leurs courriels de jour comme de nuit. Une dérive qui participe à la confusion entre la vie privée et professionnelle. Cette confusion «entraîne une addiction ou du moins une accoutumance du salarié aux sollicitations électroniques en tout temps, en tout lieu, privées comme professionnelles. Sur ce plan, le télétravail, dont la promotion va croissant, peut être analysé comme un nouveau jalon vers l’indifférenciation ou au moins un entrelacement des lieux, des temps et des activités.» D’où l’importance de mettre en place une palette de bonnes pratiques.
Dopage de la productivité
A l’Université d’Auckland, Shahper Richter s’est intéressée aux impacts du numérique sur le développement des digital natives. Dans son étude scientifique, la docteure en philosophie de l’information souligne que «l’utilisation croissante de technologies de l’information et la progression alarmante du taux de dépression sont étroitement liées». Dans le cadre d’une expérience réalisée avec un centre d’appels chinois, l’équipe de l’Université Stanford du professeur Nicholas Bloom a observé que le télétravail dopait la productivité. Il en ressort que les collaborateurs autorisés à travailler à domicile ont accru leur productivité de 13%. Mais 9% de cette hausse sont imputables à un allongement de la durée de travail. Les télétravailleurs traitaient 4% d’appels en plus par minute par rapport au groupe témoin.
La Poste prend ces éléments très au sérieux: «La possibilité de travailler plus individuellement peut entraîner une diminution des contacts directs et personnels, explique François Furer, porte-parole. La performance individuelle et la conception du travail ne doivent pas se faire au détriment du travail d’équipe ou des échanges sociaux et professionnels. Il est donc important de trouver un équilibre à cet égard. Un autre défi est lié au fait que la numérisation entraîne une disponibilité constante. Cela exige des accords clairs et des règles du jeu.» En misant sur le travail flexible, les entreprises sont-elles soudainement devenues bienveillantes?
La question est légitime, car la logique de rentabilité n’a pas disparu. Le smart work révolutionne les conditions de travail, mais ne touche pas au cœur de l’activité. C’est l’un des nombreux constats de Jean-Michel Bonvin. Selon ce professeur en sociologie de l’Université de Genève, «la tendance du management participatif ne change pas ce cadre de subordination. L’entreprise demande à l’employé d’être autonome dans le cadre qu’elle a préalablement défini. Sa créativité doit se mettre au service des objectifs de l’employeur.»
Des salariés moins revendicatifs
Le sociologue ajoute: «En mai 1968, il y a eu tout un débat sur le travail à la chaîne, abrutissant, aliénant. Plusieurs études scientifiques démontrent que les entreprises ont très bien intégré cette critique. Elles offrent de la souplesse et de l’autonomie, sans toucher au cadre de subordination. Cette flexibilité peut même entraîner une augmentation du temps de travail, alors que l’on choisit les moments pendant lesquels on l’effectue.» Selon Jean-Michel Bonvin, le smart work incite également moins à la revendication. «Les collaborateurs ne travaillent plus au même endroit, ils n’ont plus l’occasion de se confronter. Les conflits sociaux seront donc moins présents.» L’autre logique sous-jacente à la flexibilité est une minimisation des coûts d’infrastructure.
Le développement du travail flexible a d’ores et déjà des conséquences sur le marché de l’immobilier commercial. «Les besoins des collaborateurs et des entreprises ont changé ces cinq dernières années, note Nicole Weber, directrice Advisory and Transaction Services de CBRE, leader sur le marché de l’immobilier commercial. Le travail exige aujourd’hui une plus grande mobilité. Cette tendance se reflète aussi dans l’utilisation des espaces de bureaux. De plus, beaucoup d’entreprises ne savent pas exactement où elles seront dans trois ans. Elles ne s’engagent donc plus forcément sur des baux classiques de cinq ans et demandent plus de flexibilité.» Le canton de Genève enregistre un taux de vacance des surfaces commerciales de 5%, soit légèrement en deçà de la moyenne européenne. «Il y a clairement une réduction des demandes de surfaces et une tendance vers des surfaces plus qualitatives», constate-t-elle. Le canton de Vaud suit la même tendance.
Selon Nicole Weber, ces facteurs expliquent le succès des grands espaces de coworking comme IWG/Regus ou Gotham. «Ils proposent des lieux complètement flexibles et modulables. Les entreprises contractent avec ces prestataires afin d’offrir un bureau, un lieu de réunion pour des groupes à leurs employés. Ces espaces sont loués pour une heure, six mois, un an ou deux. C’est très flexible. Il y a moins de places de travail, mais d’une meilleure qualité, car elles sont adaptées aux technologies d’aujourd’hui. L’autre dynamique concerne la mutualisation des surfaces. La tendance est donc là. Les propriétaires de surfaces commerciales vont devoir s’adapter et davantage proposer des surfaces très bien équipées et flexibles pour attirer des locataires.»
Des économies sur l’immobilier
A Lausanne, Patrice Jaquier ne cache pas que le travail flexible permet des économies d’échelle. «Une place de travail fixe coûte entre 10 000 et 15 000 francs, estime le directeur suisse d’Aremis, entreprise internationale spécialisée dans la gestion de l’immobilier et de l’environnement de travail. Chaque semaine, je passe moins de la moitié de mon temps à mon bureau. Cela n’a donc plus de sens de prévoir une place dédiée par personne.» L’antenne helvétique d’Aremis emploie 15 collaborateurs. Dès sa création, elle a adopté le smart work, «comme pilier de son organisation, précise Patrice Jaquier. Notre métier de consultant nous oblige à être très mobiles.» Selon le directeur d’Aremis, l’essence même du travail flexible réside dans la proposition de lieux propices à la tâche du moment.
«Si je dois me concentrer, je vais privilégier la maison pour ne pas être dérangé. Au bureau, je vais favoriser les tâches collaboratives et les réunions. Dans chaque entreprise, il faudrait idéalement plusieurs types d’environnement de travail: des bureaux traditionnels, des salles de conférences de tailles variables, un lieu pour les échanges créatifs, un lieu de concentration, etc.»
Patrice Jaquier
Patrice Jaquier priorise également ses tâches. «Le matin, nous sommes plus productifs et inventifs. Je ne vais donc pas consacrer ce moment à répondre à mes courriels.» Pour le directeur, le succès du smart work repose essentiellement sur le top management. Il doit donner l’exemple. Autrement, il est exclu que cela fonctionne. «Nous sommes particulièrement attentifs aux rôles des cadres intermédiaires. Avec le travail flexible, les chefs d’équipe vont devoir modifier leurs méthodes de travail et de contrôle. Ils doivent changer pour un management par objectifs.» Certains entrepreneurs vont encore plus loin dans la démarche et s’affranchissent totalement des structures managériales. On les appelle les nomades. Pas de chefs et pas de bureaux. Avec l’essor d’internet, ce concept d’entrepreneuriat dématérialisé fait des émules au sein de la génération Y, parfois mal à l’aise avec le monde du travail.
L’avenir du travail sera-t-il nomade?
A 32 ans, Gaël Spieler est un nomade numérique qui se revendique comme tel. Le natif de Chardonne a fondé pas moins de six entités, dont GS-Projets, qui accompagne les PME et les entrepreneurs dans l’ère numérique. L’entrepreneur autodidacte partage son temps entre l’Europe, les plages et les métropoles d’Asie et le Moyen-Orient. Dans sa vie professionnelle, Gaël Spieler a touché à peu près à tout, de l’immobilier à l’organisation d’événements grand public. Mais c’est dans l’hôtellerie-restauration que l’envie de bougeotte a commencé à se faire sentir. L’entrepreneur en devenir avait 22 ans et travaillait sept jours sur sept comme directeur d’un restaurant. «Je me sentais bloqué», se souvient-il.
Gaël Spieler quitte donc cet emploi et se lance en tant qu’entrepreneur nomade grâce à l’utilisation des nouvelles technologies, trois mois à l’étranger, puis deux mois en Suisse. «L’important est de se créer une routine, peu importe où l’on se trouve, et de faire preuve d’une grande autodiscipline. Il faut pouvoir jongler avec les créneaux horaires, rassurer les clients par visioconférence au milieu de la nuit. On s’y fait très vite.» Au fil de ses voyages, Gaël Spieler a nourri une vision complètement dématérialisée du travail. «En Asie comme aux Etats-Unis, c’est extrêmement répandu. La Suisse reste encore très conservatrice.»
Au sein de GS-Projets, Gaël Spieler emploie une personne et fait appel à des freelances. Quand l’un est en voyage, l’autre reste en Suisse pour les clients, si besoin. Autrement, tous les échanges se font par visioconférence, mailing et WhatsApp. «A l’époque, nous avions des bureaux à Vevey. Ma collaboratrice pendulait deux heures par jour pour aller travailler, se souvient Gaël Spieler. Avec notre structure, elle économise plus de 400 heures de travail, soit deux mois de salaire par an plus les frais de transport.» Et qu’en pensent les clients? «Que je sois en Suisse, en Thaïlande ou ailleurs, ça ne leur change pas la vie, du moment que le travail est fait. D’ailleurs, les outils numériques nous permettent d’être encore plus disponibles que si nous étions sur place.» Gaël en est convaincu: le futur du travail sera nomade.
* Nom d’emprunt
Le smart work comme ADN
Studio Banana conçoit et développe de nouveaux environnements de travail pour des entreprises pionnières. Par Martin Bernard
Profusion de plantes (biophilic design), luminosité particulière, espace de repos, salles de réunion thématiques… Au Banana Campus, à Lausanne, tout est réfléchi pour optimiser l’espace de travail des quelque 40 personnes y travaillant quotidiennement. Pas étonnant, puisque l’initiateur du concept, le Studio Banana, se spécialise dans la conception et la création d’environnements professionnels smart et sur mesure.
La PME, créée en 2007, emploie aujourd’hui 55 personnes. Elle est aussi présente à Londres et à Madrid et a ouvert une nouvelle antenne à Bâle l’an dernier. Elle compte parmi ses clients Losinger Marazzi, le CIO ou encore la grande multinationale de la publicité McCann Worldgroup, dont elle a refait le siège à Madrid. Studio Banana teste ses nouveaux concepts dans ses «campus», qu’elle occupe et loue en partie à des indépendants.
Dans ces lieux, rien n’est laissé au hasard. «Chaque activité professionnelle demande un état d’esprit particulier, qui doit être associé à un environnement adéquat pour que le bien-être et la productivité soient au plus haut», souligne Key Kawamura, cofondateur de Studio Banana. Tous les bureaux, ouverts, disposent donc d’un espace personnalisable. L’ensemble de l’environnement a été pensé pour favoriser la concentration (avec des isoloirs), mais aussi le déplacement et les échanges entre collaborateurs. «Ces échanges sont indispensables à l’innovation et à la créativité», assure le cofondateur.
Au sous-sol se trouve une cuisine, un «coffre» pour «inciter à penser rapidement», un atelier pour réaliser des prototypes, mais aussi plusieurs salles de réunion. L’une d’elles est en bois et décorée comme un chalet suisse, une autre comme une bibliothèque. «Donner du caractère à ces espaces permet d’associer les conversations à des repères visuels, et donc de mieux se souvenir des propos échangés», explique Key Kawamura. L’ambiance créée est également importante. «Dans une bibliothèque, par exemple, les gens sont habitués à ne pas élever la voix. Les séances sont ainsi plus calmes et posées», ajoute le responsable.
Tout cela doit bien sûr contribuer à améliorer le bien-être des travailleurs. Mais c’est aussi un moyen d’améliorer la compétitivité de l’entreprise. «Le gain n’est pas directement quantifiable, mais l’impact est important sur l’efficacité et la productivité d’une société», affirme Key Kawamura. Cela peut même devenir un atout marketing pour séduire des clients. Il s’agit donc d’un investissement à long terme. Pour être réussie, une telle transformation de l’environnement de travail doit être entreprise avec réflexion et conviction. «Comme elle chamboule les habitudes de fonctionnement interne, les collaborateurs doivent absolument être impliqués sous peine de mettre les pieds au mur», remarque le cofondateur. Une chose est sûre, selon lui: «Il faut se lancer à fond. Faire les choses à moitié dans ce domaine est le meilleur moyen de n’obtenir que des changements cosmétiques qui ne modifieront pas l’ambiance générale d’une société.»
Une mission: la transformation digitale
Silicom Groupe accompagne les entreprises dans l’adoption de nouveaux modes de gestion. Par Martin Bernard
Le smart work fait partie intégrante de la mission de Silicom. La PME, basée à Sion, a vu officiellement le jour en juillet 2018. Elle est issue du regroupement de quatre entreprises romandes: l’hébergeur Krios, le partenaire informatique Helvetec, à Nyon, la société de services 8UIT, basée à Martigny, et Simnet, qui a récemment rejoint l’aventure.
Aujourd’hui, les 40 collaborateurs de la PME mettent en place des mesures techniques et organisationnelles pour faciliter le travail flexible et les nouvelles méthodes de collaboration des équipes. «Le but est d’améliorer la dynamique, mais aussi l’équilibre entre la vie privée et professionnelle, soutient Christophe Savio, directeur de Silicom. Les travailleurs sont très pressés par le flux continu d’informations et la proactivité qu’ils doivent avoir vis-à-vis de leurs clients. Il est donc important d’aménager un système d’information qui leur permette d’être flexibles et efficaces au quotidien.»
Les employés de la PME valaisanne sont les premiers concernés par ces mesures. Parmi les solutions proposées se trouve bien sûr le télétravail, avec la mise en place d’outils de collaboration comme Microsoft Teams, dans lequel est intégré la téléphonie. «Cela permet d’accélérer le flux et le partage adéquat d’information dans les bonnes équipes, souligne le directeur. Aujourd’hui, il est réaliste d’avoir 30% des employés travaillant à la maison. Ce qui signifie une réduction similaire des postes de travail en entreprise, avec des économies à la clé.»
Pour le télétravail, le responsable insiste cependant sur la nécessité de mettre en place de bonnes pratiques, afin de maîtriser la traçabilité et la confidentialité des données, mais aussi sur le besoin former les collaborateurs. Cela implique de changer de philosophie de management. Chez Silicom, les locaux sont aménagés pour favoriser la mobilité. Il est aussi possible de faire du sport durant les heures de travail. «Dans une entreprise comme la nôtre, de taille modeste et basée sur la confiance mutuelle, seuls des échanges quotidiens sont requis. Mais pour une organisation plus hiérarchisée, il faut adopter des outils de mesure de l’efficacité et de la performance permettant de fixer des objectifs concrets», ajoute Christophe Savio.
Le changement digital et organisationnel inhérent à ces nouvelles organisations de travail a forcément un coût. Pour Christophe Savio, il est d’environ 10 à 15 francs par mois et par utilisateur. Dans ce domaine, Silicom propose aux entreprises un pack complet de services, qui inclut la transition digitale et l’accompagnement pour adapter le système d’information au changement interne, à l’aide d’ateliers de formation. L’ensemble coûte 69 francs par mois et par utilisateur. «Mais les gains pouvant résulter de cet investissement sont substantiels, notamment en termes d’efficacité des processus et de rationalisation du temps», assure Christophe Savio.