Fake, Famous & Fabulous?

Elle affectionne les selfies boudeurs pris sous le soleil de Los Angeles. Elle pose en tenues streetwear ou de luxe dans de vrais décors californiens, avec de vrais gens. Parfois des stars. Depuis deux ans, Lil Miquela, ou Miquela Sousa selon l’humeur, abreuve sa communauté Instagram (1,2 million de personnes) avec sa moue mutine constellée de taches de rousseur pour documenter sa vie parfaite. A l’aube de l’âge adulte, cette jolie jeune fille hispano-brésilienne de 20 ans ne se réduit pas à son statut d’influenceuse des réseaux sociaux. Lil Miquela a des convictions. Elle est tolérante et progressiste. Elle soutient le mouvement Black Lives Matter et défend les droits de la communauté LGBTQ.

Et pour gagner sa vie, l’Américaine capitalise sur sa frange millimétrée qui lui vaut de nombreuses collaborations avec des marques. L’année dernière, Lil Miquela a pris les commandes du compte Instagram de Prada lors de la saison automne/hiver 2018 à Milan. Elle vient de signer des partenariats commerciaux avec les maquillages Pat McGrath ou la ligne de produits capillaires au nom très branché Ouai. Elle s’affiche parfois en Raf Simons. Cette consécration médiatique et commerciale lui a valu plusieurs couvertures de magazines, quelques interviews dans le Guardian ou L’Obs et une poignée de chansons R’n’B vocodées disponibles sur Spotify.

Lil Miquela est une millennial superstar de son époque au détail près qu’elle n’existe pas. L’égérie star d’Instagram est «en réalité» une fembot (robot féminin). Une créature dopée à l’intelligence artificielle faite de pixels.

Une Barbie dématérialisée érigée au statut de it-girl des réseaux sociaux animée par ordinateur. A elle seule, Lil Miquela redéfinit les normes de beauté en répondant, au millimètre près, aux codes de l’époque. De quoi faire rêver sa communauté de suiveurs dont certain(e) s membres, si l’on en croit les commentaires postés sur Instagram, ignorent encore que Lil Miquela est un robot.

 

 

Coming out robotique

C’est une guéguerre avec une autre starlette des réseaux qui va révéler le pot aux roses. Son petit nom? Bermuda et 73 milliers de suiveurs sur Instagram au compteur. Avec sa chevelure blonde et son physique de naïade de Malibu, Bermuda est l’antithèse de Lil Miquela. Patriote, elle pose avec des armes à feu et proclame ses valeurs pro-Trump. Détail important: Bermuda a fait son coming out en tant que fembot. Elle assume donc parfaitement sa virtualité en revendiquant sa naissance par ordinateur grâce un dénommé Daniel Craig de l’entreprise californienne Craig Intelligence. Cette dernière n’existe pas. Pas plus que Bermuda.

Cela fait plusieurs mois que les deux influenceuses stars que tout sépare se provoquent par stories interposées. Jusqu’au coup bas de trop. Au mois d’avril dernier, Bermuda a piraté le compte de sa rivale parce qu’elle refusait toujours de dévoiler sa vraie identité. A la suite de cette révélation, Lil Miquela s’est confiée dans les colonnes du magazine Business of Fashion en exigeant le droit d’être traitée comme un être humain: «J’aimerais qu’on me décrive comme une artiste ou une chanteuse. Qu’on se concentre plutôt sur mes talents que sur les détails superficiels de mon existence.» Les fembots dérangent parce qu’elles brouillent la frontière entre réalité et virtuel.

Identités artificielles

Lil Miquela comme Bermuda seraient nées dans les cerveaux d’une bande de geeks anonymes férus d’intelligence artificielle. On ignore leurs motivations. Seule certitude, ces robots féminisés sont conçus pour ressembler davantage à des stars d’internet, où tout semble retouché pour capter l’attention. Ou peut-être ce sont les stars d’Instagram qui sont conçues à l’image des fembots. Il n’y a qu’à parcourir la plastique froide des groupes de K-pop ou scroller le compte de Kylie Jenner, demi-sœur des Kardashian, pour que le doute s’installe. Par leur ressemblance avec des canons inaccessibles, Lil Miquela et Bermuda ne sont donc pas si éloignées des identités artificielles affichées sur les réseaux sociaux.

A 40 ans, Nicolas Nova est chercheur, auteur et enseigne les cultures numériques à la Haute Ecole d’art et de design de Genève. Il souligne tout d’abord la généalogie de ces robots féminins ou féminisés et la fascination du commun des mortels dans l’histoire technologique pour le corps féminin. «Le terme fembot n’est pas né dans le sillage de Lil Miquela ou de Bermuda. Originellement, c’est un mot utilisé pour des robots à l’apparence de femmes. On en retrouve les références dans le film Metropolis de Fritz Lang en 1927 ou plus récemment dans le long métrage de Spike Jonze Her.» A chaque fois, les robots sont dépeints sous des traits féminins. Citons également Siri, l’assistante vocale d’Apple et ses consœurs Alexa (Amazon) et Cortana (Microsoft).

Selon Nicolas Nova, l’avènement des fembots pose une longue liste de questions et oppose autant d’arguments discutables. «Ce choix de féminiser des avatars repose sur un ensemble de stéréotypes sur ce que sont des traits féminins, mais aussi sur certains traits de caractère des femmes et sur leur place dans la société. Cette approche est évidemment très discutable et profondément sexiste.» Car en 2018, il n’existe encore aucun malebot. Le chercheur ajoute: «Du point de vue du design et de la sociologie, c’est beaucoup plus intéressant. L’époque est lassée des égéries humaines d’Instagram. Elle attend du renouveau sur le moyen terme. Je m’interroge sur la capacité des fembots à générer de la surprise et sur leur place sur le long terme.»

S’il fustige vertement le caractère sexiste et stéréotypé des fembots, le sociologue du numérique et chercheur associé à l’Université de Genève Sami Coll questionne le flou entre virtuel et réalité.

«Qu’est-ce que l’identité finalement? Au travail, dans la rue, on présente une face de soi correspondant à un contexte social. Ce jeu de rôle avec la réalité obéit à des codes et des normes qui évoluent dans le temps. Les fembots, parce qu’elles induisent un flou entre le réel et le virtuel, rendent bien complexe la question de l’identité face à des personnes qui ne sont pas soumises aux normes du réel.»

Cette quête de virtualité a pourtant des limites. «La sanction du corps entre en ligne de compte, souligne Sami Coll. Les fembots n’auraient pas ce succès sans un certain niveau de réalisme. Un robot avec une poitrine C et un tour de taille de 25 ne fonctionne pas. On attend de ces avatars qu’ils s’expriment, qu’ils entrent en communication avec les utilisateurs. Il y a là une limitation technologique. Beaucoup de chemin reste à faire dans le traitement cognitif de l’information.» Pourtant, comme le démontrent les succès de Lil Miquela, beaucoup de marques n’ont pas attendu pour miser sur ces égéries.

Selon Christian Berlovan, cofondateur de l’agence genevoise de marketing digital Procab Studio, l’époque est propice au succès des fembots. «Dans un monde hyper obsédé par l’image et la quête de beauté où tout est très léché, les robots féminins ne sont pas plus irréels qu’une instagrammeuse. C’est à la fois terrifiant et fascinant de voir comment notre société a changé récemment avec l’intelligence artificielle. La frontière entre réalité et virtualité est de plus en plus ténue.» Pour lui, si cette évolution dérange, «c’est parce qu’elle exprime une vision du futur sur laquelle nous devons nous positionner, trouver nos repères et nos limites. Pour les créateurs et le marketing, c’est une aubaine.» Vraiment?

Depuis la naissance des réseaux sociaux, les marques se livrent une guerre sans merci pour conquérir ces territoires numériques et abolir cette frontière entre le monde numérique et virtuel. «Elles travaillent avec des influenceurs réels en attendant que ces derniers épousent leurs valeurs, souligne Christian Berlovan. Or, du point de vue des internautes et des clients, ces ambassadeurs ne sont plus tellement crédibles. Est-ce que Roger Federer tire son café quotidien sur une machine Jura? Est-ce que George Clooney boit exclusivement du Nespresso? Evidemment non. Du coup, entre l’acteur américain et Lil Miquela, qui est le plus fake?»

Avatars malléables

D’un point de vue marketing, les fembots sont donc totalement malléables aux besoins, à la cible et aux valeurs d’une marque. «Cette polyvalence et ce contrôle amènent une certaine crédibilité, explique Christian Berlovan. Nous pouvons d’ailleurs très bien imaginer que dans un futur proche, les marques développent leur propre avatar dont le physique et les interactions évoluent au gré des modes et des styles. Un robot qui arriverait à créer une vraie relation avec le client et qui incarnerait parfaitement les valeurs de la marque. Il deviendrait le point de contact du consommateur. Avec le big data et l’intelligence artificielle, c’est tout à fait possible. Les fembots constituent donc un vrai potentiel pour les marques.»

La perspective que les fembots imposent leurs normes à la société – comme les mannequins ou les stars de cinéma en leur temps – n’est plus de la science-fiction. Au Japon, où des personnes réelles tombent amoureuses, se marient et vivent en couple avec des avatars, c’est déjà une réalité. Preuve que ces créatures pixelisées sont suffisamment élaborées pour créer du lien et transmettre des émotions. Pourtant, notre capacité d’identification à ces égéries numériques viendra aussi de leurs imperfections. Lil Miquela et Bermuda sauront-elles donc nous décevoir pour mieux nous séduire?

Les marques travaillent avec des influenceurs réels en attendant que ces derniers épousent leurs valeurs. Or, du point de vue des internautes et des clients, ces ambassadeurs ne sont plus tellement crédibles. Est-ce que George Clooney boit exclusivement du Nespresso? Evidemment non. Du coup, entre l’acteur américain et Lil Miquela, qui est le plus fake?

Christian Berlovan

 

 

 


Cet article est paru dans LE TEMPS