Ces grandes entreprises qui plombent les petites

En imposant des délais de paiement à 60, 90, voire 120 jours, les grands groupes étranglent les PME, dont certaines font faillite, faute de trésorerie. 

Par Mehdi Atmani

L’angoisse s’est installée il y a cinq ans et ne le quitte plus depuis. La colère aussi. A 44 ans, Ricardo Motta* est à la tête d’une PME de maçonnerie dans le Nord vaudois qui salarie une dizaine de collaborateurs. Comme beaucoup d’autres patrons, ce père de trois enfants vit un paradoxe professionnel dramatique qui pourrait lui coûter son entreprise: un carnet de commandes plein à craquer mais des caisses vides. «Je ne sais jamais si je vais avoir de quoi payer les salaires et les fournisseurs à la fin du mois. Plus de 60% des factures émises sont encore ouvertes malgré le délai de paiement à 45 jours. On me doit près de 55 000 francs sur les trois derniers mois.»

Si Ricardo Motta doit «faire la banque», c’est qu’il est victime des mauvaises habitudes de paiement de ses clients. Ces grands groupes de construction à l’assise financière solide lui imposent des délais de paiement à 60 jours, 90 jours, voire au-delà. «C’est intenable, mais c’est à prendre ou à laisser», s’énerve l’entrepreneur. La PME est en effet tributaire de ces grands mandats. L’entrepreneur n’est pas en position de hausser le ton sous peine de les perdre. Alors Ricardo Motta jongle avec ses propres paiements. Les premières victimes sont ses fournisseurs, qu’il règle au fur et à mesure des rentrées d’argent. De plus, le manque de trésorerie hypothèque les possibilités de briguer d’autres mandats. A cela s’ajoute l’énergie dépensée à systématiquement envoyer des rappels qui n’auront de toute façon aucun effet.

Une PME sur cinq menacée

Le pire, peut-être, est que le cas de Ricardo Motta s’applique à un nombre croissant de PME suisses, dont beaucoup mettent la clé sous la porte. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, près de 13 000 cas d’ouverture de procédures de faillites de sociétés et de personnes ont été enregistrés sur le plan national en 2016. C’est 0,7% de moins que l’année précédente. Certaines régions indiquent par contre une augmentation. A l’instar de l’Arc lémanique (+1,7%). Dans son étude publiée au mois de juin 2017, la société de recouvrement Intrum Justitia souligne qu’une PME sur cinq est menacée de faillite par les retards de paiement. Près de 60% des entreprises sondées sont contraintes d’accepter un rallongement des délais de paiement. En moyenne, le délai de règlement des factures est de 23 jours après l’échéance.

Les Suisses seraient-ils devenus des mauvais payeurs? L’institut zurichois CRIF spécialisé dans la gestion du risque a analysé le comportement de paiement des entreprises suisses, selon leur taille, leur forme juridique, leur secteur d’activité et leur origine cantonale. Selon les chiffres publiés en 2017, les mauvais payeurs se nichent dans les cantons latins. En tête, le canton de Genève avec 17,7 jours de retard en moyenne. Il est suivi par le Tessin (16,4), le canton de Vaud (15,93) et le Valais (15,78). L’institut CRIF poursuit son analyse en soulignant que 62% des sociétés anonymes et des institutions publiques ne règlent pas leurs factures à temps. En résumé, ce sont les grandes entreprises et les administrations qui, par leurs mauvais comportements de paiement et leurs processus internes lourds, étranglent par effet domino tous les autres maillons de la chaîne: les PME et les raisons individuelles.

En tête, les cantons latins

Kornel Tinguely dirige le bureau lausannois de la société de recouvrement Creditreform Romandie GNT. Selon lui, les grandes entreprises abusent de leur position en imposant des délais de paiement à 90, voire à 120 jours. «Mettez-vous à la place d’une PME. Elle a besoin de ces gros clients et ne veut pas les fâcher. Elle accepte donc ces conditions pour ne pas les perdre, explique-t-il. Autrement, la grande entreprise ira voir la concurrence. Elle abuse aussi de son pouvoir pour contraindre la PME à baisser ses prix. La PME se retrouve donc à devoir exécuter le mandat gratuitement en attendant d’être payée un jour. Sa marge est tellement faible qu’elle ne gagne quasi rien sur cette affaire. Elle n’a donc plus les réserves suffisantes pour s’engager sur d’autres mandats. C’est très néfaste pour l’économie suisse, dont le tissu est composé à 96% de PME.»

A Genève, les PME victimes des retards de paiement de leurs débiteurs peuvent se tourner vers la Fondation d’aide aux entreprises (FAE). Cette structure publique offre plusieurs solutions, dont l’avance sur factures. En cas de trésorerie tendue, une PME peut recevoir, dans les cinq jours, 80% du montant de ses factures ouvertes (jusqu’à 250 000 francs). Une quinzaine de PME genevoises font appel à la FAE chaque année. «Le problème des retards de paiement est particulièrement aigu dans la construction, constate Patrick Schefer, directeur de la FAE. Un chantier mobilise plusieurs entreprises. Il suffit d’un seul retard pour impacter l’ensemble de la chaîne.» 

Depuis ces quinze dernières années, Patrick Schefer constate une détérioration des délais de paiement. «A cela se sont ajoutées la crise du franc fort et la réduction unilatérale des montants des contrats.» Un cocktail mortel pour les PME. «Aujourd’hui, une PME doit souvent accepter un rabais de 15% ou plus au risque de perdre un contrat. Elle est dans une position délicate. D’un côté, elle doit discuter avec son client et soigner sa relation commerciale. De l’autre, elle doit accepter de travailler gratuitement jusqu’à ce qu’elle soit payée. La PME doit être suffisamment stricte avec son client pour être payée dans des délais convenables, mais pas trop pour ne pas perdre de futurs contrats.»

Comment expliquer que les grandes entreprises et les multinationales soient si mauvaises pour honorer leurs factures à temps? «Dans les grandes entreprises, cela vient probablement d’une généralisation de la fonction de responsable des achats et de trésorier, explique le directeur de la FAE. Ces personnes n’ont pas de vision sur le développement du business. Elles s’attachent à diminuer les coûts. D’une manière purement égoïste, elles visent à ce que l’objectif à court terme soit le meilleur, mais sans prendre en compte la relation globale de l’entreprise.»

«Par ce comportement, les grandes entreprises ignorent qu’elles se tirent une balle dans le pied. Si elles veulent être performantes, elles doivent avoir des collaborations efficaces et solides avec leurs partenaires, dont les PME.»

Patrick Schefer

Quant aux administrations, ce sont davantage la lourdeur administrative interne et les multiples étapes de validation des factures qui sont à l’origine des retards.

Une marge de manœuvre exiguë

Au pied du mur, la PME dispose de peu de moyens de pression. La plupart émettent des rappels dès le premier jour de retard. Mais beaucoup de grandes entreprises externalisent leur facturation. La PME l’ignore, mais elle se retrouve à réclamer l’argent à une société qui n’est pas son débiteur. D’autres petites et moyennes entreprises facturent un intérêt moratoire fixé par la loi à 5%. Contrairement à la loi européenne qui autorise la facturation des intérêts dès le premier jour de retard, «la législation suisse contraint les PME à d’abord envoyer un rappel pour ensuite avoir le droit de facturer des intérêts», précise Kornel Tinguely.

Pour le directeur du bureau lausannois de la société de recouvrement Creditreform Romandie GNT, c’est un premier problème. Le second réside dans le taux. «Il est beaucoup trop bas. Il faudrait au minimum du 8% pour que ce taux fasse effet sur les débiteurs en retard, plaide Kornel Tinguely. Dans les pays scandinaves, où le nombre de mauvais payeurs est le plus bas, le taux d’intérêt avoisine les 12% dus dès le premier jour de retard.» De plus, il arrive par exemple que la PME pense traiter avec la maison mère alors qu’il s’agit d’une succursale juridiquement distincte. Les renseignements commerciaux qu’elle récoltera ne concerneront pas la bonne société. La PME prend donc le risque de lancer des poursuites contre la mauvaise entité.

En Suisse, une procédure de poursuite prend du temps, coûte cher et ne permet de récupérer que la moitié environ du montant dû. Avant d’en arriver là, il est préférable pour la PME de faire appel le plus vite possible à une société de recouvrement, car la transmission d’un dossier plus de 90 jours après la date d’échéance de la facture aura beaucoup moins de chances d’aboutir à un recouvrement qu’un dossier transmis à 60 jours. En dernier recours, les PME peuvent entamer des procédures légales. Mais celles-ci sont longues et les honoraires d’avocats peuvent rapidement dépasser le montant réclamé. Mieux vaut donc éviter d’en arriver là. 

S’assurer de la solvabilité 

La solution réside souvent dans la prévention. «Trop de PME sont aveuglées par les perspectives du contrat. Elles le signent sans même savoir si leur client est un bon débiteur», constate Kornel Tinguely. Il s’agit donc d’établir précisément l’identité du client. «Plus le montant d’une commande est élevé, plus il vaut la peine de s’assurer de la solvabilité du client potentiel.» La PME peut aussi exiger un extrait de l’Office des poursuites si l’importance du mandat le justifie.

En cas de doute sur la solvabilité, elle peut lui demander des acomptes entre 20% et 50% du montant de la commande. Il est aussi important de -prévoir des pénalités dans les conditions générales et de faire un suivi rigoureux de la facturation.

Sur internet, des sites tels que Glassdoor compilent les évaluations des employés sur leur entreprise actuelle ou passée. Autant d’informations utiles avant une postulation. Une telle plateforme est-elle souhaitable pour noter les bons et les mauvais payeurs? «Pas nécessairement, réagit Patrick Schefer. Toutes les sociétés de recouvrement proposent déjà ce service sur abonnement. Pour un gros contrat, cela vaut donc la peine d’investir un petit peu d’argent pour connaître les habitudes de paiement d’un client.» Les PME l’oublient, mais elles ne doivent pas avoir peur de dire non si les signaux sont au rouge.

*Nom et prénom d’emprunt


Cet article est paru dans PME MAGAZINE