Anonymous, ADN d’un contre-pouvoir

Le groupe d’hacktivistes Anonymous est la première superconscience collective issue du Web. Ces pirates défendent le droit à la liberté d’expression. Avec «Occupy Wall Street», ils sont devenus le nouveau visage de la contestation

Par Mehdi Atmani et Valère Gogniat

Le groupe Anonymous est à l’image du Web: diffus, insaisissable, omniprésent, puissant. Reconnu comme une des premières superconsciences collectives issue du Web en 2003, Anonymous n’a ni charte, ni gourou, mais un seul but: la liberté d’expression absolue et sans concession sur la Toile et dans le monde réel.

A l’image d’Al-Qaida, Anonymous est mouvant, constitué de plusieurs groupuscules disparates qui s’allient dans une lutte contre l’Eglise de scientologie ou les «ennemis de WikiLeaks». Le groupe opère toujours masqué, sous les traits de l’anarchiste britannique Guy Fawkes pour paralyser les sites internet de l’ennemi. Aujourd’hui, cette masse renforcée d’internautes anonymes quitte la Toile pour occuper la rue avec les indignés du mouvement «Occupy Wall Street». Et s’érige en nouveau contre-pouvoir.

Derrière le masque, Guy Fawkes

Les Anonymous sont légion, mais ne sont qu’un. Une seule voix pour une seule tête, celle de Guy Fawkes, un personnage historique britannique du XVIIe siècle, source d’inspiration pour les cyberacti­vistes.

Londres, 1605. La minorité catholique subit de violentes persécutions dans ce royaume farouchement protestant. Un groupe d’extrémistes menés par Robert Catesby trame un coup d’Etat militaire contre l’élite protestante du Royaume. La première étape du putsch est baptisée «Conspiration des poudres» Objectif: dynamiter la fameuse Chambre des lords le jour de la cérémonie d’ouverture du parlement le 5 novembre 1605 et «décapiter» le pouvoir en place. Le groupuscule terroriste est motivé par une soif de vengeance, celle d’un Etat qui les a abandonnés depuis des années.

La bande recrute Guy Fawkes, aventurier européen de retour d’Espagne. Amateur d’explosifs, il dissimule 36 barils de poudre à canon dans les catacombes londoniennes, sous le parlement. Mais la veille, un courrier anonyme vient éventer la conspiration. Guy Fawkes est découvert dans la nuit du 4 au 5 novembre alors qu’il veille sur 700 kilos de poudre. Arrêté, il est condamné à être pendu, étripé et coupé en morceaux. La mythologie autour de Guy Fawkes lui a survécu. Chaque 5 novembre, on célèbre encore aujourd’hui en Grande-Bretagne la Guy Fawkes Night, durant laquelle des effigies à son image sont brûlées au centre des villages. Ces célébrations font partie de la volonté britannique de défier l’autorité.

L’apport de la culture populaire

L’Angleterre des années Thatcher recycle le mythe de Guy Fawkes. Les dessinateurs Alan Moore et David Lloyd, créent en 1982 le comic V for Vendetta, l’histoire d’un héros masqué aux traits de Guy Fawkes, V, qui lutte dans l’ombre contre un gouvernement fasciste, dominateur et répressif. L’anti­héros mène alors des opérations coup de poing pour manifester son opposition. V n’a qu’un seul mot d’ordre: «Les peuples ne devraient pas avoir peur de leurs gouvernements; les gouvernements devraient avoir peur de leurs peuples…» A mi-chemin entre terroriste assassin et justicier au grand cœur, V endoctrine les foules par son discours anarchiste et justifie le recours à des solutions extrêmes.

En 2006, le combat de V se mue en long métrage pour le cinéma.L’auteur David Lloyd explique lors de la promotion du film: «Nous voulions créer une tyrannie, une dictature qui écrase le pays et qui justifie le combat et dans lequel V évolue en guérillero urbain.» La figure de Guy Fawkes s’est rapidement imposée aux auteurs de V for Vendetta. C’est «un des premiers anarchistes et saboteurs», raconte David Lloyd. Le masque? «Il a un look un peu étrange, irréel, au sourire qui rend le personnage à la fois bizarre et menaçant.» Une ambivalence à l’image des Anonymous. Le succès commercial du film popularise le masque de V, devenu symbole de la désobéissance civique et du pouvoir citoyen. Deux thèmes chers aux Anonymous, qui s’en ­inspirent pour créer leur identité visuelle.

Mode opératoire

Le mode opératoire d’Anonymous est toujours le même. Il consiste à paralyser et infiltrer les serveurs informatiques de ses ennemis en lançant des attaques par déni de service (DDos). Soit «pour le geste», soit pour y collecter des données sensibles pour ensuite les utiliser comme moyen de pression. Pour l’opération «Riposte» contre les «ennemis de WikiLeaks», les fidèles d’Anonymous – plusieurs dizaines de milliers d’internautes – téléchargent le logiciel LOIC. Ce programme envoie des flots de requêtes sur les serveurs des victimes pour les rendre inaccessibles. A la manière des groupes terroristes ETA ou Al-Qaida, Anonymous diffuse un message vidéo avant chaque opération pour prévenir de l’imminence d’une attaque. On y voit un personnage masqué à la voix robotique qui conclut à chaque fois le message par la devise du groupe: «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n’oublions pas. Attendez-vous à nous voir.»

LulzSec, le frère ennemi

Les hackers de LulzSec disent n’agir que pour le «fun» – «Lulz» étant une variante de LOL au pluriel. Les exploits du collectif de pirates informatiques Lulz Security ne font pourtant pas rire tout le monde. A commencer par les Anonymous, qui eux agissent «pour la bonne cause». LulzSec est formé d’un noyau dur de six personnes, la plupart des «déçus» d’Anonymous, «fatigués de faire passer le militantisme avant le fun», mais à la force de frappe «jamais vue jusqu’ici», selon des hauts responsables du FBI et de la NSA, l’agence américaine en charge de la surveillance des réseaux informatiques. LulzSec s’est fait connaître par une série d’attaques contre les sites de Sony, du Sénat américain ou de la CIA, à l’issue desquelles les pirates ont dérobé des milliers de données sensibles. Le 25 juin 2011, LulzSec annonce sa dissolution et publie en ligne un guide pratique pour les internautes qui voudraient les imiter.

De l’hacktivisme au cyberterrorisme

21 janvier 2008. Le monde découvre le visage des Anonymous. Le groupuscule de pirates, qui s’était toujours illustré par son militantisme pacifique, orchestre sa première attaque informatique d’envergure. La victime n’est autre que la puissante Eglise de scientologie. Celle-ci assiste désarmée à la paralysie de ses sites internet. L’opération punitive est baptisée «Chanology» – contraction entre 4chan, le nom du forum anonyme de discussion sur lequel est né Anonymous entre 2003 et 2004, et scientologie.

Rappel des faits. Quelques jours avant l’opération, plusieurs vidéos dans lesquelles Tom Cruise délivre un message aux fidèles de l’Eglise circulent sans autorisation, sur YouTube notamment.Les avocats demandent alors le retrait immédiat du contenu réservé à l’usage interne. Les sites internet s’exécutent. Anonymous dénonce une «censure insoutenable» et attaque.

Le groupe de pirates refait surface en décembre 2010. Les Anonymous dénoncent alors le blocus financier dont WikiLeaks, le site spécialisé dans la divulgation de câbles diplomatiques américains s’estime victime. En effet, les opérateurs financiers Bank of America, Western Union, Visa, Mastercard et PayPal gèlent l’ensemble des transactions financières vers le compte de WikiLeaks. En représailles, Anonymous paralyse les sites internet des organismes financiers lors d’une opération baptisée «Payback» (riposte).

Avril 2011. Séisme dans le monde PlayStation. Le groupe japonais Sony annonce le piratage de 75 millions de compte utilisateurs du portail interactif reliant la PlayStation 3 à des jeux et des films en ligne. Patrick Seybold, porte-parole du groupe, dresse l’étendue des dégâts: vol des données personnelles utilisateurs, mots de passe, numéros de cartes de crédit. Sony craint que ce vol massif de données ne soit utilisé à des fins d’escroquerie.

Le 20 avril, le groupe annonce la suspension de son réseau Play­Station Network ainsi que de son service de musique en ligne Qriocity pour les besoins de l’enquête. L’identité des pirates n’est pas précisée, mais les soupçons se portent vers Anonymous. L’attaque de Sony PlayStation sera finalement revendiquée par Lulz Security.

Puis dernièrement, Anonymous met à genoux le cartel de la drogue mexicain Los Zetas. L’affaire remonte au début du mois d’octobre 2011, lorsqu’un membre d’Anonymous est enlevé par l’organisation mafieuse dans la ville de Veracruz. Anonymous exige la libération du hacker avant le 5 novembre sous peine de révéler l’identité des alliés des narcotrafiquants au sein d’institutions mexicaines. L’opération «Cartel», comme elle est baptisée, divise le collectif de pirates, mais porte ses fruits. Le 3 novembre, deux jours avant l’ultimatum, Anonymous annonce la libération de son membre.

Anonymous occupe Wall Street

Avec «Occupy Wall Street», les pirates informatiques d’Anonymous se muent en altermondialistes numériques: «Nous pouvons manifester physiquement dans les rues de Wall Street un jour, et le lendemain continuer la lutte en ­ligne», souligne MotorMouth, membre d’Anonymous. Une nouveauté qui démontre le pouvoir de l’activisme en ligne allié à la manifestation. Pourtant, les débuts furent mitigés.

Nous sommes le 23 août 2011. Anonymous diffuse un message vidéo sur YouTube dans lequel il appelle à l’occupation du Zucotti Park le 17 septembre. Le groupuscule ambitionne la mobilisation de 20 000 personnes. Le jour «J», ils sont à peine 200. Pour le moment, car les médias new-yorkais s’intéressent de près aux Anonymous, déjà célèbres pour leurs actions d’envergure. Ils popularisent le mouvement.

Après trois semaines de protestations sans heurts, «Occupy Wall Street» prend une tournure plus sombre. La police new-yorkaise arrête près de 700 manifestants qui participent au début du mois d’octobre à une marche pacifique sur le pont de Brooklyn. Le lendemain, Anonymous dénonce ces violences et formule sa première menace de représailles sur son fil Twitter. Le 22 octobre, il s’exécute et diffuse en ligne plusieurs milliers de données sensibles, dont les mots de passe, adresses, téléphones et numéros de sécurité sociale des membres de la police américaine.


Cet article est paru dans LE TEMPS