A Genève, la vie de l’espion Edward Snowden

De 2007 à 2009, l’Américain œuvrait pour la CIA depuis la Suisse. Des contacts avec WikiLeaks sont établis avant le scandale Prism

 

La mission diplomatique des Etats-Unis lui loue un appartement au 16, quai du Seujet, face à la Jonction. L’immeuble de 16 étages abrite dans les niveaux inférieurs plus d’une centaine d’entreprises et d’instituts bancaires. Les 12 ménages privés connus à cette adresse se répartissent à partir du sixième jusqu’au dernier niveau. C’est dans les hauteurs de l’immeuble, loin des ­regards indiscrets, que la mission loge son personnel: des attachés à la promotion économique ou des délégués à la coopération. Une simple couverture, comme en bénéficie Edward Snowden pour masquer des activités moins avouables.

Tous les mois, la mission di­plomatique débourse entre 4500 et 7000 francs de loyer selon lasurface des appartements. «Si les Etats-Unis logent un responsable de la sécurité informatique à cette enseigne, c’est qu’il n’est pas un simple attaché culturel», raille un voisin. Edward Snowden occupe un cossu quatre-pièces avec vue sur le Rhône. C’est d’ici que lespion donne de ses nouvelles par le biais du chat IRC sur le site Ars Technica.

Sous le pseudonyme TheTrueHOOHA – le même qu’à ses 17 ans –, Edward Snowdendocumente sa vie genevoise. Lespion compare le prix du burger en Suisse et aux Etats-Unis, relate crânement ses passe-droits diplomatiques ou son amitié virtuelle avec une rock star estonienne. Entre 2001 et 2009, il publie plus de 800 messages. L’informaticien se connecte une douzaine de fois entre mars 2007 et mai 2009, deux mois seulement après avoir quitté GenèveA la lecture des messages, l’Américain apparaît comme le bon copain de bar, ne laissant rien transparaître de ses activités d’espionnage.

Tous les matins, Edward Snowden se rend à la mission des Etats-Unis, un immense bâtiment situé à quelques encablures du ­Palais des Nations et du siège du Comité international de la Croix-Rouge. Une fois passé le cordon sécuritaire à l’entrée du consulat, rien ne le distingue de ses collègues. A ceci près qu’Edward Snowden officie aux derniers étages de la forteresse, là même où la National Security Agency (NSA) – l’Agence nationale de la sécurité – et la CIA dirigent de concert un corps d’élite chargé des interceptions aux quatre coins du monde – le Special Collection Service (LT du 30.10.2013).

L’unité, aussi appelée F6, gère depuis Genève une de ses 80 stations d’écoute dans le monde, dont 19 rien qu’en Europe: matériel d’interception des réseaux sans fil et GSM, antennes, récepteurs à spectre large, outils d’analyse numérique… Le service dispose d’un arsenal de surveillance contre lequel les Etats étrangers ne peuvent rivaliser. «Le Special Collection Service (SCS) ne se limite pas à la surveillance à distance, précise une source anonyme dans le domaine de la sécurité informatique. Il s’introduit aussi dans les immeubles pour y installer des mouchards et autres solutions d’écoute.» Quel rôle EdwardSnowden a-t-il bien pu jouer au sein des services secrets? Le journaliste d’investigation britannique Duncan Campbell enquête depuis une dizaine d’années sur les pratiques desurveillance du SCS. Pour lui, «il est quasi certain» qu’Edward Snowden œuvrait pour le compte du Special Collection Service.

L’Américain était apprécié de ses collègues. Plusieurs sources à la mission le décrivent comme un jeune homme «sympathique» et «très intelligent». Tous ignoreraient pourtant ses activités. A Genève, «parmi les employés du SCS, on compte des agents de la NSA et de la CIA, mais aussi des entrepreneurs, détaille Duncan Campbell. Leurs activités sont totalement couvertes. Les autres employés ne doivent rien savoir.»

Au fil des mois, Edward Snowden traverse une «crise de conscience». «La majeure partiede ce que j’ai vu à Genève m’a déçu sur la façon dont fonctionne le gouvernement et sur l’impact qu’il a dans le monde», avouait-il cette année au Guardian. «J’ai réalisé que je faisais partie de quelque chose qui faisait plus de mal que de bien.» Lespion confesse comment il a saoulé un banquier suisse, puis la poussé à conduire en état d’ivresse. L’homme se serait fait arrêter par deux faux policiers – des agents de la CIA venus le recruter.

Cet évé­nement a-t-il fait de lespion un lanceur d’alerte? Jusque-làEdward Snowdens’était pourtant montré très critique envers WikiLeaks. Comment, quatre ans plus tard, a-t-il décidé de révéler au monde l’ampleur de l’espionnage américain? Et d’accepter laprotection de Wiki­Leaks? 

Edward Snowden quitte Genève et la CIA au mois de mars 2009. Il est engagé par un prestataire privé de la NSA, sur une base américaine au Japon. De son côté, Julian Assange, cofondateur de WikiLeaks, s’apprête à faire ses premières révélations. En novembre 2010, l’Australien, aujourd’hui calfeutré dans l’ambassade d’Equateur à Londres, est de passage à Genève. Les deux hommes sont-ils en contact? «C’est absurde», s’exclame Kristinn ­Harfsson, porte-parole de WikiLeaks. «Le premier contact date de l’été dernier, lorsqu’Edward Snowden a révélé son identité.» Pour d’autres sources internes àWikiLeaks, «il est certain qu’une connexion existe» entre Julian Assange et EdwardSnowden, «bien avant les premières révélations» sur le programme Prism, en juin 2013.

Pour preuve, le séjour à Hong­kong de Sarah Harrison, jour­naliste, avocate de WikiLeaks et maîtresse de Julian Assange. C’est dans l’ex-colonie ­britannique qu’elle a rencontréEdward Snow­den, encore inconnu du monde entier. Difficile de savoir si les liens avec WikiLeaks remontent à ­l’époque où Edward Snowden était établi à Genève. «Personne ne confirmera tant les enjeux sont importants, ajoute cette source. Encore moins Julian Assange, devenu paranoïaque au point de ne plus faire confiance à sa propre mère.»

Edward Snowden séjourne au­jourd’hui dans un lieu tenu secret en Russie, où il a obtenu – le 31 juillet – un asile temporaire. L’ex-informaticien de la NSA, qui aurait depuis trouvé du travail pour le compte du «Facebook russe», VKontakte, se félicite de la tempête mondiale suscitée par ses révélations. L’Américain exigeait «un grand débat sur la NSA», il la eu. Mission accomplie.


Cet article est paru dans LE TEMPS