Le Tessinois de 76 ans a dirigé le renseignement suisse de 1991 à 1999. Sa grande marge de manœuvre, la controverse née de certains de ses actes, ainsi que ses liens étroits avec certains agents américains en disent beaucoup des ambiguïtés des services secrets suisses dans les années 1990
Par Mehdi Atmani, Adrienne Fichter et Sylke Gruhnwald
Ce mercredi 12 février 2020. Adolf Ogi appelle son ex-porte-parole Oswald Sigg: «Vous avez vu les infos? Est-ce que je dois savoir quelque chose?» Depuis quelques heures, les médias suisses et étrangers ne parlent que de ça. «L’affaire Crypto AG» ressurgit dans l’actualité avec de nouvelles révélations. Elles indiquent que les renseignements suisses «étaient impliqués» dans l’une des plus grandes opérations d’espionnage de l’histoire suisse et que des hauts fonctionnaires helvétiques ont décidé de protéger la relation existant entre les services américains, allemands et Crypto AG. Mandaté au printemps par le Conseil fédéral, l’ancien juge fédéral Niklaus Oberholzer doit publier son rapport d’enquête parlementaire ce mardi 10 novembre.
Très attendu, il devrait faire la lumière sur l’opération d’espionnage la plus sophistiquée et la mieux gardée des années 1990, ses acteurs et leurs implications. Depuis ces révélations, plusieurs noms sortent du chapeau. Parmi ceux-ci, celui de Peter Regli. Le Tessinois de 76 ans a dirigé le renseignement de 1991 à 1999. Sa grande marge de manœuvre, la controverse née de certains de ses actes, ainsi que ses liens étroits avec certains agents américains en disent beaucoup des ambiguïtés des services secrets suisses dans les années 1990.
Crypto AG, la pointe de l’iceberg
Le rapport de la CIA ne cite pas nommément l’ancien chef du Service de renseignement militaire. Il souligne que son service était dans la confidence. Sous couvert d’anonymat, un ancien membre du renseignement confie aujourd’hui: «Au sein du service, Peter Regli ne faisait pas confiance à ses troupes. Il écoutait la CIA. Point barre. Il était complètement en roue libre.» Peter Regli n’a jamais voulu s’exprimer publiquement sur son implication dans l’affaire. A quel point est-il concerné? Le Tessinois est une figure centrale pour comprendre le fonctionnement du renseignement suisse dans les années 1990. Il incarne les ambiguïtés helvétiques avec l’espionnage international.
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Ces équivoques sont liées à la structure même du renseignement à cette époque. Le parlement et le Conseil fédéral sont complètement dépassés ou indifférents à ces questions et n’exercent pas suffisamment leur droit de surveillance. Mais aussi à des conseillers fédéraux tolérants pour certains ou désinformés pour d’autres. Citons également l’appui d’une petite frange du PLR zougois concernée par le secret Crypto. A l’instar de Georg Stucky et Rolf Schweiger, tous deux membres du conseil d’administration de Crypto AG. Les deux conseillers aux Etats sont cités dans le rapport de la CIA tout comme l’ex-conseiller fédéral Kaspar Villiger à l’origine de la nomination de Peter Regli.
Bruno von Ah, cadre pendant vingt-sept ans chez Crypto AG, se souvient bien de sa rencontre en 1995 avec Peter Regli. «Nous nous sommes vus dans un café de Zoug. Il voulait savoir s’il y avait des rumeurs sur l’entreprise et s’il y avait des preuves», confie-t-il dans le dernier livre du journaliste Res Strehle, Operation Crypto, sorti cet été. «Je me suis demandé pourquoi il était venu seul, mais je lui ai dit que j’avais des preuves.» Que savait donc Peter Regli de l’affaire Crypto AG? A-t-il joué un rôle dans l’accord avec les services secrets? Les questions ne trouvent pas toujours de réponses. Seule certitude: les années 1990 sous le règne de Peter Regli sont charnières pour comprendre l’affaire Crypto.
L’omnipotent Monsieur Regli
Né en 1944 à Airolo (TI), Peter Regli obtient un diplôme d’ingénieur à l’EPFZ. De 1974 à 1977, il officie en tant qu’attaché militaire à l’ambassade de Suisse à Stockholm sous la direction de l’attaché de défense. En tant que pays neutre, la Suède est une pièce stratégique du renseignement international. De retour en Suisse, Peter Regli poursuit sa carrière en 1981 à la direction du service de renseignement de l’armée de l’air et des forces de défense antiaérienne. Jusqu’à la consécration dix ans plus tard. En 1991, le Conseil fédéral le nomme en tant que divisionnaire et chef d’état-major du Service de renseignement suisse extérieur (SRS).
Afin de comprendre le rôle et à la place de Peter Regli dans l’organigramme du renseignement suisse, revenons brièvement sur le fonctionnement des services dans les années 1990 et leur évolution. Peter Regli prend la tête d’une structure très militaire, héritage d’un service né pendant la Seconde Guerre mondiale sous le colonel Masson. Petit à petit, le SRS devient de plus en plus civil. La Suisse dispose également d’un service de renseignement intérieur: le SAP, le Service d’analyse et de prévention. A l’époque, le SAP est le pendant policier du SRS. Au sein de ces structures, Peter Regli joue un rôle clé, comme le documente le rapport de Rainer Schweizer.
Le ministre des Affaires étrangères du renseignement
En novembre 2001, le juriste saint-gallois est mandaté par l’ex-conseiller fédéral Samuel Schmid pour mener une enquête administrative sur les relations incestueuses entre Peter Regli et le renseignement sud-africain après le régime d’apartheid. Le rapport Schweizer sort le 16 décembre 2002. Il est toujours classifié. Rainer Schweizer écrit cela étant que «les dirigeants du renseignement suisse assument leurs tâches en jouissant d’une autonomie aussi large que possible». Lors d’un interrogatoire, Peter Regli compare ainsi son rôle à celui «d’un ministre des Affaires étrangères» pour «les questions militaires et de sécurité».
En raison de cette «mission» spéciale, poursuit le rapport, «le renseignement suisse s’est considéré comme une unité en grande partie indépendante et distincte du reste de l’administration de l’armée et du département». Ses agents la désignent même comme «l’entreprise»: «Ces agents ne se sentaient pas liés par plusieurs «règlements» émanant du département ou du reste de l’administration fédérale et agissaient de toute façon à leur guise dans l’organisation de leurs services.» Peter Regli érige son patriotisme en religion, décidant seul de ce qui est bon ou mauvais pour la Suisse: «C’est une personnalité à l’ego surdimensionné», commente aujourd’hui Rainer Schweizer.
Ancien cadre supérieur du renseignement suisse, Noé* confirme, sous couvert d’anonymat, la conception «très personnelle» de Peter Regli pour sa fonction: «Sur le fond, Regli est un beau parleur. Il est polyglotte doublé d’un formidable orateur. Deux qualités qui lui permettent de mettre tout le monde dans sa poche. Mais dans les faits, et au sein du service, Regli est un personnage qui était clairement influencé par ses partenaires étrangers. C’est-à-dire le directeur du renseignement allemand, et celui de la CIA.» Cette proximité avec les services «amis» interroge au sein du renseignement suisse.
Selon Noé, «Peter Regli avait un niveau d’informations dépassant largement son niveau hiérarchique. Il les obtenait d’une source extérieure et très haut placée, mais aussi via des structures privées et des rencontres bilatérales officieuses.» Ce mode opératoire est un classique pour tout dirigeant d’un service de renseignement. «Sauf que Regli est allé trop loin en prenant le risque de discréditer le renseignement suisse.» C’est une solide amitié qui va permettre à Peter Regli de poursuivre «la cause», comme l’appellent les témoins de l’époque. Celle de protéger à tout prix les intérêts de la Suisse dans sa perception des choses.
Regli et Von Däniken, deux redoutables pare-feux à Berne
Lorsque le divisionnaire Regli prend ses fonctions de chef du SRS en 1991, il doit composer avec Urs von Däniken, qui dirige le SAP (le renseignement intérieur). Les deux hommes partagent des valeurs communes et la même manière de gérer leur service respectif, comme le soulignent plusieurs sources internes au renseignement. Urs von Däniken est un homme du sérail qui a très vite grimpé les échelons. Lorsque éclate l’affaire des fiches en 1989, il est l’adjoint du chef de la police fédérale Peter Huber. Ce dernier sera limogé. En 1993, Urs von Däniken se voit confirmé au poste de chef du renseignement intérieur par le conseiller fédéral Arnold Koller.
C’est le début d’un long règne qui se terminera en 2010. Noé se souvient: «Urs von Däniken entrait dans tous les bureaux de l’administration fédérale, même ceux des conseillers fédéraux.» Celui de Ruth Metzler plus particulièrement. De 1999 à 2003, l’ex-conseillère fédérale appenzelloise dirige le Département fédéral de justice et police (DFJP). Elle entend scinder la police fédérale en deux; la police judiciaire d’un côté et le renseignement de l’autre. Urs von Däniken s’y oppose et désavoue publiquement la ministre. Contactée, Ruth Metzler nous prie «de comprendre qu’elle n’est pas disponible pour une discussion de fond». Selon Noé, Ruth Metzler «a tout fait pour licencier Urs von Däniken» par la suite. En vain.
Cet ascendant, Urs von Däniken va en abuser à maintes reprises. Il porte la culotte dans la maison du renseignement. Mais le Bernois partage les tâches ménagères avec Peter Regli. Les deux hommes s’allient, jouissent de leur pouvoir et s’immiscent dans d’autres dossiers: «D’entente, Von Däniken et Regli faisaient de la politique informelle, insiste Noé. A eux deux, ils régnaient sur le renseignement intérieur et extérieur. Ce sont eux qui faisaient les rapports au Conseil fédéral, influençaient certaines politiques de défense et de sécurité, filtraient les informations. En bref, ils transmettaient ce qu’ils voulaient. Deux vrais pare-feux.»
Peter Regli et Urs von Däniken sont d’ailleurs les seuls à participer aux réunions discrètes du «Club de Berne». Fondée en 1971 pour répondre à la menace soviétique, cette organisation informelle réunit les chefs de renseignement et de police d’une dizaine de pays occidentaux comme l’Allemagne, les Etats-Unis, le Luxembourg ou le Royaume-Uni. Un expert souligne que la Suisse a joué un rôle majeur au sein du «Club». Grâce à sa participation, Peter Regli reçoit directement les évaluations de la CIA et du Mossad israélien.
Le protégé de Kaspar Villiger
Tout au long de son mandat, Adolf Ogi doit essuyer les plâtres de son chef du renseignement. Le nom de Peter Regli est d’abord lié au programme secret d’armes chimiques et biologiques du gouvernement d’apartheid qui doit être testé sur des opposants politiques. Puis il y a l’affaire Bellasi en 1999, du nom de cet ex-comptable rattaché au renseignement, et mandaté par Peter Regli à hauteur de 8,5 millions de francs pour constituer un arsenal d’armes secret. Adolf Ogi n’est pas rancunier, mais il n’oublie pas.
Adolf Ogi prend la tête du Département militaire (ex-DDPS) en octobre 1995. Il organise une première rencontre avec Peter Regli dans son bureau pour un point de situation: «Peter Regli faisait toujours ses rapports sur les dossiers importants entre quatre yeux. Jamais de traces écrites. En raison de sa fonction de chef du renseignement, il ne voulait pas tout me dire.» Le Bernois fait ses premiers pas au DDPS. Il ne maîtrise pas tout. Alors il va voir son prédécesseur Kaspar Villiger, désormais au Département des finances. Des proches d’Adolf Ogi sous la Coupole se souviennent: «Kaspar Villiger lui a transmis le strict minimum d’informations sur le département, son fonctionnement et sur Peter Regli.»
Selon Adolf Ogi, «Peter Regli était taillé pour le poste. Il savait tout, jouait un rôle important, donnait des appréciations. Mais il avait ses propres limites qui n’étaient pas toujours compatibles avec la fonction.» Au sein de l’armée, Peter Regli ne jouit pas d’une bonne réputation. On remet encore aujourd’hui en doute sa compétence: «Il y avait des gens qui géraient pour lui, mais lui ne gérait rien, se souvient cet agent encore en poste. Il ne comprenait pas tout. Alors des gens brillants rattrapaient ses erreurs dans l’ombre.»
Parmi les erreurs du divisionnaire, il cite le projet de système informatique du renseignement baptisé «Nasys». Cette opération initiée au début des années 1990 et budgétée à 15 millions de francs avait pour objectif d’organiser le flux d’information secrète transmise au service de renseignement. «Nasys» devait fonctionner de concert avec le projet suisse d’écoutes et d’interception des communications Onyx. Très vite, Peter Regli est débordé. «Nasys» tombe à l’eau, comme le souligne la fuite, en 1999, du rapport confidentiel établi par le juriste biennois Hanspeter Rentsch et dont Le Temps avait obtenu une copie.
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Un coup de gomme sur le passé
Il va falloir attendre le rapport Schweizer de 2002, qui blanchit partiellement Peter Regli dans l’affaire sud-africaine, pour en savoir davantage sur les techniques de management du divisionnaire: «Peter Regli et son avocat ont pu lire le rapport avant publication et corriger certains passages», nous précise Rainer Schweizer. Ce dernier doute également de la bonne foi de certains témoins clés. A l’instar de Kaspar Villiger: «Il ne m’a rien transmis de concret ou de sérieux alors qu’il était en première ligne au moment des faits. Il est certain qu’il ne m’a pas dit tout ce qu’il savait.» Une stratégie du secret que maîtrise Peter Regli.
En septembre 1999, quelques mois avant d’être poussé à la retraite anticipée par le Conseil fédéral, Peter Regli est transféré aux Archives de l’armée. Il y détruira des documents en relation avec ses activités en Afrique du Sud. Un acte qui ouvre naturellement la porte aux démentis des protagonistes, et complique le travail d’enquêteur de Rainer Schweizer. Georg* a côtoyé de près Peter Regli: «La destruction des archives était une violation de la loi fédérale, commente-t-il. Regli m’a dit: «Le chef d’état-major général Häsler a donné son autorisation.» Häsler a démenti, mais il a gardé le silence tout au long de l’enquête pour protéger Regli.» La destruction d’archives n’est pas une invention de Peter Regli.
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Comme le souligne le professeur Adrian Hänni, spécialiste du renseignement à l’Université de Zurich, «il s’agissait d’un modus operandi courant des services suisses. Ces derniers ont pris l’habitude de détruire toutes les traces écrites ou de ne rien écrire sur leur collaboration avec les services étrangers.» Limogé en 1999, Peter Regli est réhabilité par Adolf Ogi en 2007. Une manière très helvétique de divorcer à l’amiable d’un collaborateur récalcitrant. L’affaire Crypto AG braque à nouveau les projecteurs sur lui. Nous l’avons sollicité en amont de la publication pour lui donner la faculté de donner sa version des faits: «Je m’exprime volontiers sur les questions actuelles de terrorisme et de sécurité, mais je ne commente pas des faits vieux de 30 ans. Pour votre portrait, vous n’aurez pas Peter Regli.» Malgré les réformes et les changements qui ont façonné le visage actuel du renseignement, la Suisse n’est pas encore prête à ouvrir le livre de sa propre histoire et de ses figures.
*Noms connus de la rédaction
Le Temps et Republik enquêtent
Les journalistes qui tentent de percer le secret depuis 30 ans le savent: «L’affaire Crypto» est un puzzle à mille pièces. Afin de le reconstituer, Le Temps et le pure player d’investigation alémanique Republik ont allié leurs forces. Depuis un an, nous avons entrepris ensemble ce voyage introspectif dans le passé sulfureux du renseignement suisse, sillonnant les quatre coins du pays pour nous entretenir avec les sources et les acteurs de l’époque encore vivants. Ce périple nous a fait quitter numériquement les frontières suisses pour cause de pandémie pour gagner l’Allemagne, la Suède, les Etats-Unis et l’Afrique du Sud. Avec le temps, et à la suite des révélations de février 2020 dans «l’affaire Crypto», certaines langues se délient. D’autres ne se risquent même pas à réouvrir ces chapitres parfois peu reluisants de l’histoire suisse. Une dernière catégorie a simplement perdu la mémoire. Quant aux sources et documents – lorsqu’ils existent – ils sont pour la plupart encore classifiés ou expurgés des informations les plus sensibles. Toutefois, nous en avons obtenu un certain nombre. Tous lèvent des zones d’ombre. Mais des questions demeurent.
Cette enquête est parue en version courte Le Temps
La version intégrale (en allemand) est parue dans le magazine en ligne Republik