Avec ses comptines et ses dessins animés, Le Monde des Titounis totalise des milliards de vues sur le réseau social. Derrière ces contenus «faits maison» se cache un véritable empire multilingue, dont le modèle d’affaires repose exclusivement sur les partenariats commerciaux. Une économie florissante, mais complexe qui cible les enfants dès 1 an.
Par Mehdi Atmani
Il était une fois, en 2005, l’histoire d’une jeune maman française au chômage. Cette ancienne graphiste adorait dessiner des «jeux vidéo de voitures pour les grands». Mais la crise dans le secteur en a décidé autrement. Licenciée, elle profite de cette transition pour commencer à faire des vidéos pour sa fille. Cette mère au foyer contrainte chante et met en scène des comptines. Elle crée des histoires aussi, et sollicite la voix de papa pour certains personnages. Tout est fait maison. Sa fille adore.
L’année suivante, elle se dit qu’elle pourrait en faire profiter d’autres parents. La maman poste les premières vidéos sur YouTube, inaugurant ainsi sa chaîne: le Monde des Titounis. Les Titounis, ce sont de petits animaux attachants baptisés Tini, Wafou, Panda. Des doudous qui s’animent en 2D – parfois en 3D – sur les chants indémodables des comptines. La chaîne propose également des dessins animés maison et des petites vidéos explicatives. Les enfants en sont fous. Les parents aussi.
Les vidéos? Des produits d’appel vers le merchandising
Derrière le Monde des Titounis se cache Virginie Laban. Une graphiste de 36 ans à la tête de Meï Images, un studio de production basé à Saint-Raphaël, dans le Var. Celle-ci n’a pas souhaité répondre à nos questions. Aucune information n’est disponible sur le nombre d’employés et le chiffre d’affaires. Pourtant, cette chaîne «faite maison» de comptines pour enfants est un véritable empire doté d’une stratégie marketing bien rodée: des produits dérivés commercialisés sur Amazon, des chansons inédites en téléchargement payant sur iTunes et Google Music, mais aussi un bouquet de chaînes YouTube, dont l’une dédiée à l’unboxing (déballage en français).
Dans ces vidéos, on voit des enfants déballer des jouets ou des œufs surprises. Ils s’extasient, commentent et donnent envie aux millions d’enfants qui les regardent: une vraie mine d’or pour les marques qui placent ainsi leurs produits. Mais aussi pour les propriétaires des chaînes YouTube: la commercialisation des produits dérivés et les contrats publicitaires représentent leur principale source de monétisation, les clics et le nombre de visionnements ne rapportant en comparaison presque rien. Le propriétaire d’une chaîne YouTube ou un youtubeur touchera en effet entre 50 centimes et 1 franc seulement pour mille vues, explique Noam Yaron, jeune youtubeur morgien.
Les MCN, ces agents pour chaînes YouTube
Afin de décrocher le maximum de contrats publicitaires, les propriétaires de chaînes YouTube comme les youtubeurs à succès sont représentés par des Multi Channel Networks (MCN), soit des réseaux omni-canaux. Ces MCN fonctionnent comme des agents d’artistes. Ils sont le trait d’union entre Google, les annonceurs et le producteur des contenus.
Il ajoute: «Les Multi Channel Networks vont proposer aux propriétaires de chaînes YouTube et aux youtubeurs de gérer leurs inventaires publicitaires. Ils développent les partenariats commerciaux, donnent des moyens de production. Les MCN travaillent également sur la création de contenus.» Enfin ils négocient les contrats, conseillent sur le rythme des publications et gèrent les droits d’auteur. Car tous les contenus diffusés sur YouTube ne sont pas tombés dans le domaine public.
Les youtubeurs, ces idoles des enfants
Il n’y a aucune obligation de se rattacher à un MCN. «Plusieurs chaînes YouTube totalisant des dizaines de millions de vues sont encore très autonomes», précise Bertrand Saillen. A l’instar du Monde des Titounis? Oui, si l’on en croit le storytelling. Agent ou pas, les marques se sont engouffrées sur YouTube. Selon l’étude américaine Mintel, publiée l’été dernier, les youtubeurs sont devenus les idoles préférées des enfants devant les sportifs, les chanteurs et les acteurs.
Au lieu d’investir dans les mass media, les marques misent sur le marketing d’influence. «Sur les 6,4 milliards de francs investis dans la publicité en 2017 en Suisse, les recettes de la publicité en ligne ont atteint des sommets avec 2,1 milliards (+5,9%)! Au niveau mondial, les marques ont déboursé environ 205 milliards d’euros dans les publicités sur internet. Les prévisions pour les années à venir font la part belle aux réseaux sociaux et à YouTube», explique Julien Intartaglia.
Publicité YouTube et comportement des enfants
Julien Intartaglia va tenter d’y répondre ces prochains mois. En partenariat avec Promotion Santé Valais, il est question de lancer une étude pionnière s’intéressant à mesurer l’impact de la publicité YouTube sur le comportement des enfants. Un véritable enjeu en regard des chiffres. «Les jeunes passent environ cinq heures par jour sur leur téléphone ou tablette. YouTube est le média plébiscité par la génération Z. Six cent mille heures de vidéos sont postées chaque minute sur YouTube. Cela représente 43 000 vidéos vues par seconde.» Un dernier chiffre abyssal qui traduit le potentiel marketing sur le réseau.
Au rayon enfants, Julien Intartaglia est particulièrement critique face au succès des vidéos d’unboxing. En France, la chaîne YouTube des frères Néo et Swan (13 ans et 6 ans) engrange des milliards de vues rien qu’en les montrant déballer des jouets ou déguster des menus McDonald’s. «Ce format de contenus joue sur un flou juridique. Aux yeux des enfants, Néo et Swan passent pour des copains. Ils veulent acheter leur revue en kiosque et les produits dérivés. Ils ne perçoivent pas la stratégie marketing et ses mécanismes. C’est tendancieux. Dès l’âge de 6 mois, un enfant est capable d’avoir des représentations physiques d’une marque sans en connaître le nom. Il va par exemple se souvenir du M, le logo de McDonald’s.»
«Prostitution enfantine» à l’ère numérique
Google semble avoir pris la mesure du problème. Le 5 février dernier, le géant californien lançait YouTube Kids. Une chaîne YouTube pour les enfants dont le contenu est spécialement filtré à leur intention. Quant à la pub… En 2015, une coalition d’associations de consommateurs et de groupes de défense des enfants s’était plainte de voir trop de publicités déguisées sur YouTube Kids. Google s’est donc engagé à ce qu’aucune annonce pour des aliments, des jeux vidéo ou des boissons n’apparaisse. Pas de quoi bouleverser le modèle d’affaires du Monde des Titounis.
Cet article est paru dans LE TEMPS