Fake it ’till you make it: ces start-up qui jouent avec la vérité

Noyé sous l’argent et les promesses fumeuses, l’univers des nouvelles entreprises technologiques est un terrain de jeu idéal pour les bonimenteurs.

Par Mehdi Atmani et François Pilet

Une drôle d’odeur se met à flotter dans les open spaces branchés de la Silicon Valley. L’une après l’autre, de nouvelles start-up vantées comme révolutionnaires sont éclaboussées par des scandales. Leurs promesses, à base de technologies miraculeuses, toujours très secrètes et financées les yeux fermés à coup de centaines de millions par des armées d’investisseurs, se révèlent être des attrape-gogos, voire des fraudes savamment orchestrées. La liste s’allonge presque tous les jours (lire encadrés ci-dessous).

Prenez Magic Leap, une firme de réalité augmentée à la technologie ultrasecrète qui promettait de transformer le monde réel en un vaste jeu vidéo, faisant apparaître des éléphants miniatures dans la paume de votre main ou de discuter avec des extraterrestres au café du coin.

Avec quelques vidéos de démonstration postées sur YouTube, le CEO, Rony Abovitz, était parvenu à lever le montant astronomique de 1,4 milliard de dollars, valorisant sa société à 4,5 milliards. Problème? Magic Leap s’était bien gardée de dire que ses fameux clips publicitaires n’avaient pas été réalisés avec sa précieuse technologie, mais simplement par trucage vidéo.

Résultats trafiqués et détournement de fonds

Les fondateurs de Skully, qui promettaient de développer un casque de moto intelligent, sont poursuivis pour fraude après avoir détourné des fonds collectés grâce à une campagne de financement participatif. Theranos, la firme fondée par la très médiagénique Elizabeth Holmes, qui voulait révolutionner le marché de l’analyse médicale, a annoncé la fermeture de tous ses laboratoires.

Une enquête du Wall Street Journal avait montré que l’entreprise trichait sur ses résultats et que ses appareils de mesure n’étaient pas fiables. Elizabeth Holmes était parvenue à lever pas moins de 9 milliards de dollars. Hampton Creek, la prétendue «disrupteuse» du marché alimentaire végane, envoyait ses employés acheter ses pots de mayonnaise sans œufs dans les magasins pour gonfler artificiellement ses ventes.

La firme californienne de l’actrice Jessica Alba, Honest Company, fait l’objet d’une montagne de plaintes en justice et a dû retirer ses pots de nourriture pour bébés.

«Fais semblant jusqu’à ce que tu y arrives»: ce credo très anglo-saxon, jusqu’ici surtout en vogue dans les cours de développement personnel, est aujourd’hui mis en pratique à échelle industrielle dans l’univers des start-up et des levées de fonds. La Silicon Valley aime se dépeindre comme un havre de geeks visionnaires, décidés à créer un monde meilleur. Pour eux, le capitalisme et les milliards d’investissement qui y affluent ne seraient qu’un outil, lubrifiant du miracle technologique. Pas si simple.

Dans l’univers des «disrupteurs», la mentalité frondeuse, la prise de risque et le mépris des règles fait partie de la mythologie collective. De Steve Jobs à Larry Ellison en passant par les fondateurs de Facebook, l’histoire de la Silicon Valley est pavée de cow-boys solitaires prêts à tout pour réaliser leurs rêves, quel qu’en soit le prix. Aujourd’hui noyée sous l’argent et les promesses invérifiables, la révolution technologique est devenue un terrain de jeu idéal pour les bonimenteurs de tous poils.

La Californie n’est pas la seule touchée. Partout la soif de rendements des investisseurs les pousse à prendre toujours plus de risques. La Suisse, avec son terreau propice à l’innovation, connaît aussi son lot d’entreprises technologiques aux grandes promesses ou aux modèles d’affaires perpétuellement en devenir, alimentées sans modération par des financements privés. Une de ces aventures, celle de la PME Swiss Space Systems, de Pascal Jaussi, vient de se crasher en plein vol. Laquelle sera la suivante?


WISEKEY, DE LA «BLOCKCHAIN» À LA MONTRE DE KEVIN SPACEY

Carlos Moreira, CEO de Wisekey. (Keystone/Christian Beutler)

La société genevoise spécialisée dans la sécurité informatique multiplie les effets d’annonce et les acquisitions, mais reste une énigme sur ce marché très convoité.

Le World Economic Forum est une vitrine promotionnelle que Carlos Moreira exploite avec brio. Depuis plusieurs années, le fondateur de la société genevoise WISeKey, spécialiste de la sécurité informatique, est d’ailleurs un fidèle du grand raout grison. Devant l’élite mondiale, il y partage tantôt son expertise sur les objets connectés, la technologie blockchain, le cloud, les transactions numériques, l’intelligence artificielle ou le chiffrement.

En d’autres termes, Carlos Moreira investit tous les champs possibles de la cybersécurité pour occuper le terrain en Suisse comme en Chine, aux Etats-Unis, en Inde ou en Argentine. Quitte à se disperser au point que l’on ne sait plus vraiment ce que fait WISeKey.

Fondée en 1999, l’entreprise genevoise, dont la société holding est établie à Zoug, est aussi active dans la certification de marques comme Hublot et Bulgari. Elle leur fournit par exemple les cartes électroniques permettant d’attester l’origine des produits horlogers. En février 2016, WISeKey annonçait une collaboration avec Bulgari et Mastercard dans le développement d’une montre connectée permettant d’effectuer des paiements sans contact, d’ouvrir des coffres-forts ou même des portes.

Pour promouvoir cette énième activité (et les autres), l’entreprise genevoise s’était même offert les services de l’acteur américain Kevin Spacey.

Malgré la multiplication des collaborations avec des acteurs étrangers de la sécurité informatique (Kaspersky Lab), de nouveaux contrats (Samsung, Microsoft), et des rachats à l’étranger, WISeKey, qui emploie une trentaine de personnes à Genève, n’est toujours pas rentable.

En 2015, l’entreprise annonçait un chiffre d’affaires de 2,3 millions de dollars, mais des pertes de 7 millions qui se sont ajoutées aux 33 millions de dollars de déficit déjà enregistrés en 2014. A l’issue de l’exercice 2015, Carlos Moreira esquissait des résultats béné ficiaires en 2016 avec la multiplication par 30 du chiffre d’affaires. Soit 60 millions de dollars.

Pour y parvenir, le fondateur et directeur de WISeKey a effectué une introduction remarquée à la Bourse suisse le 31 mars 2016. Remarquée parce que les actions de l’entreprise ont chuté de moitié dès la première séance pour ne plus se relever au cours des mois suivants. Mais aussi par l’absence de réactions et de commentaires d’analystes.

Dix mois après son entrée en Bourse, aucun analyste ne suit le titre, confirme Peter Ward, responsable des relations investisseurs de WISeKey. Pour l’entreprise genevoise, cette introduction était impérative pour lever des fonds et financer de nouvelles acquisitions. Et pour, espère-t-elle, devenir un jour rentable.


S3, LA DESCENTE EN FLAMMES 

Pascal Jaussi, fondateur et CEO de la société Swiss Space Systems (Keystone/Sandro Campardo)

Swiss Space Systems, la PME de Pascal Jaussi, a fait faillite le 16 janvier sans jamais parvenir à lancer ses minisatellites.

Il y avait d’abord le projet un peu fou de propulser dans l’espace des minisatellites à partir d’une navette arrimée sur le dos d’un Airbus. Celui aussi d’organiser des vols commerciaux en apesanteur.

En 2013, lorsqu’il fonde Swiss Space Systems (S3) à Payerne, Pascal Jaussi y croit dur comme fer. Peut-être trop. A l’époque, la PME vaudoise a la tête dans les étoiles. Elle emploie une soixantaine de collaborateurs et achète 26 900 m2 de terrain sur l’Aéropôle de Payerne. S3 s’offre l’expertise de l’astronaute Claude Nicollier et le soutien financier de Dassault Aviation, pour ne citer qu’eux. Les autorités broyardes suivent aveuglément et se frottent les mains.

L’euphorie sera de courte durée. Très vite, le fondateur de S3 accumule les dettes. «Pascal Jaussi doit être mythomane et joueur, commente Simon Johnson, ingénieur et cofondateur de la start-up Openstratosphere. Il est intelligent, compétent techniquement et visionnaire, mais à côté de la plaque au niveau business.» En effet, Pascal Jaussi se lance dans l’aventure sans aucune structure financière. «Il trouvait un peu d’argent pour une première mission. Avec cela, il espérait monter sa structure», ajoute Simon Johnson.

Quant à José Achache, il n’y a jamais cru. Le manager d’AP-Swiss, entité commune de l’ESA et du Swiss Space Office, a suivi de près l’aventure S3. «Le génie suisse dans l’industrie se manifeste toujours sur des projets innovants. Or, il n’y avait rien d’innovant dans le projet de Pascal Jaussi. Dans le spatial, il n’y a rien de plus ancien que les lanceurs.

Le processus de lancement proposé par S3 était déjà en œuvre à l’étranger. Elle misait donc sur une non-innovation avec une stratégie extrêmement complexe au moment où l’industrie spatiale cherchait à simplifier les lanceurs. Ce qu’à fait Space X, la société d’Elon Musk.»

En 2015, la vente du terrain sur l’Aéropôle de Payerne pour l’implantation du spatioport est annulée. Les salaires, les loyers, les charges ainsi que les factures de fournisseurs ne sont plus payées. Au 30 juin 2016, S3 Holding présentait plus de 10,5  millions de francs de passifs, dont 9,8 de dettes à court terme. Plusieurs poursuites étaient engagées pour un montant de 7,1 millions. Puis c’est l’accident. A la suite de ses problèmes financiers, affirme son entourage, Pascal Jaussi est agressé.

Au mois d’août dernier, le fondateur de S3 est retrouvé dans un état critique dans une forêt à Aumont (FR). Il aurait été battu et arrosé d’un produit inflammable. Mais le mode opératoire semble laisser les enquêteurs sceptiques. La piste d’une mise en scène n’est pas écartée.

Deux semaines plus tard, S3 doit se passer d’une solution de financement (400 millions de francs) venue de Hong Kong, car les critères de la Finma n’auraient pas été remplis. Le point de non-retour est atteint. Le 6 décembre 2016, le président du Tribunal civil de l’arrondissement de la Broye et du Nord vaudois révoque l’ajournement et prononce la faillite de Swiss Space Systems.

Le dépôt d’un recours, finalement retiré, a définitivement scellé le sort de S3. Le 16 janvier, le président de la Cour des poursuites et faillites a déclaré la faillite de la société. Quant aux soutiens du début, ils n’ont plus que les yeux pour pleurer.


ALEVO: LA FIRME QUI N’A «PAS DE PROBLÈME AVEC LA VÉRITÉ»

La société basée à Martigny multiplie les annonces, mais n’a pas vendu une seule de ses fameuses batteries révolutionnaires.

Alevo est passée maître dans l’art des effets d’annonce qui ne se concrétisent jamais. A en croire ses communiqués de presse publiés ces dernières années, la firme basée à Matigny devrait aujourd’hui produire des batteries d’un nouveau type, bien plus avancées que celles développées par Elon Musk, le fondateur de Tesla.

Seulement voilà, au lieu de compter 2000 employés comme ce devait être le cas, l’usine principale d’Alevo, située à Concord, aux Etats-Unis, n’en compte que 200, selon les chiffres donnés par ses porte-paroles. Il n’est même pas possible de savoir à quoi sert ce personnel, puisque Alevo, fondée en 2012 par l’homme d’affaires norvégien Jostein Eikeland, n’a pas encore vendu une seule de ses fameuses batteries. Difficile de les écouler en Chine, du coup, comme Alevo promettait de le faire fin 2015 déjà.

«Fais semblant jusqu’à ce que tu y arrives»: Jostein Eikeland aurait pu être l’auteur de ce dicton. Sa première société informatique avait fait faillite dans la bulle internet des années 2000, engloutissant les fonds de ses nombreux investisseurs. Le Norvégien avait ensuite racheté une fonderie de magnésium qui, elle aussi, est partie en fumée en 2008.

Personnage haut en couleur, Jostein Eikeland avait pu compter sur le soutien d’un homme d’affaires rencontré en Floride pour fonder Alevo, apparemment sans savoir que ce dernier était un trafiquant de drogue. Qu’importe. Aujour-d’hui, à défaut de vendre des batteries, Alevo continue d’aligner de nouvelles promesses.

Jean-Claude Beney, le président du groupe Alevo, assure que sa société n’a «aucun problème concernant la vérité. Et la vérité est simple: il nous a fallu bien plus de temps que prévu pour transformer une technologie révolutionnaire de laboratoire à l’échelle de production de masse.»

L’an dernier, Jostein Eikeland s’est trouvé un nouvel allié en la personne de Dmitri Rybolovlev. Le milliardaire russe a investi 35 millions de francs, à un prix qui valorise la firme à plus d’un milliard. La société vise maintenant la production d’une forme miniaturisée de son précédent modèle de batterie qui n’avait jamais atteint le marché. Les perspectives seraient «énormes», selon Alevo.


Cet article est paru dans L’HEBDO