Aimee Mullins, conversation avec une femme augmentée

Amputée sous les genoux à l’âge de 1 an, l’athlète, mannequin et actrice Aimee Mullins a fait de son handicap un espace d’expérimentation des matériaux. Cette femme augmentée évoque la question de son corps et de ses hybridations avec les technologies

Propos recueillis par Mehdi Atmani

Elle ne voyage jamais sans sa valise de jambes. Aimee Mullins en a une vingtaine de paires, adaptées à toutes les circonstances et à toutes les humeurs. Des jambes pour les talons hauts. Des jambes pour la course à pied. Des jambes de bois, comme lors du défilé d’Alexander McQueen, ou de verre comme dans Cremaster, le cycle des cinq films réalisés par l’artiste contemporain Matthew Barney. Athlète olympique, mannequin et actrice, Aimee Mullins est protéiforme. Amputée sous les genoux à l’âge de 1 an, l’Américaine cultive son pouvoir d’assemblage, qui lui permet de passer de 1,60 mètre à 1,85 selon le jour et l’envie.

De cette distance entre son corps et le sol, Aimee Mullins a fait un espace d’expérimentation des matériaux et des technologies. Mais aussi une surface d’expression artistique. L’actrice, qui joue dans Stranger Things (la série à succès de Netflix), était de passage à Genève à l’occasion du colloque international «Histoires d’un futur proche», organisé par la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD) pour ses 10 ans. Aimee Mullins y évoque la question du corps – le sien – et de ses hybridations avec les technologies.

Le Temps: Aux Etats-Unis, les body hackers revendiquent l’accès aux implants technologiques sous-cutanés afin d’augmenter leurs capacités physiques et intellectuelles. Que pensez-vous de ce mouvement techno-transhumaniste qui inaugure l’ère de l’homme-machine?

Aimee Mullin: C’est une réalité qui m’intrigue autant qu’elle me fait réfléchir dans ses finalités. Les chaînes de télévision américaines diffusent en ce moment une publicité pour un implant auditif si petit qu’il est quasi invisible. On y voit un homme devant le porche de sa maison, capable d’entendre ce que disent ses voisins de l’autre côté de la route. Les consommateurs n’achèteront pas ce produit parce qu’ils ont des problèmes auditifs, mais parce qu’ils veulent des super-pouvoirs. Je veux dire par là que ces technologies vont peu à peu affecter tout le monde. On offrira des cadeaux de Noël permettant d’amplifier l’ouïe, la vision, la course. Je suis très excitée par cette idée que nous sommes les architectes de notre identité.

C’est-à-dire que, dans un futur proche, nous allons tous nous hybrider par la technologie?

D’une certaine manière oui. Je déteste cette vieille répression qui nous impose une étiquette selon notre religion, notre couleur de peau ou notre genre. Il est d’ailleurs intéressant de constater le changement de mentalités de ces dix dernières années sur cette perception. La société réalise que les frontières sont plus poreuses qu’elle ne l’imaginait. C’est-à-dire que je suis biologiquement née femme, mais peut-être que, maintenant, je veux être un homme, ou devenir noire. Ce rapport entre le corps, l’identité et le libre arbitre est très intéressant.

Vous avez été amputée à l’âge de 1 an. Vous avez donc appris la marche et ses sensations avec des prothèses. Quel rapport entretenez-vous avec cette extension de votre corps?

Je suis très à l’aise avec l’idée que j’assemble mon corps de la même manière que je m’habille. Lorsque je porte mes prothèses, j’entre dans un autre monde. Je fonctionne et évolue dans ma maison d’une autre manière. C’est en fait un aspect très intéressant qui me permet de voir le monde sous diverses perspectives. Je peux paraître très très grande avec des talons aiguilles, dans la moyenne ou très petite comme un enfant. Je réalise à 41 ans que ce pouvoir d’assemblage influence beaucoup ma vision du monde et ma relation avec lui. Je voyage toujours avec plusieurs paires de jambes. Lorsque je passe des talons hauts aux chaussures plates, cela change tout. Mon regard sur le monde, mais aussi le regard des autres sur mon corps.

Quelle est votre relation à la technologie et aux matériaux?

C’est une relation très intime, qui me permet d’explorer de nouveaux territoires et de nouer des collaborations avec les designers. J’ai contacté il y a peu l’entreprise américaine The RealDolls, spécialisée dans la confection de poupées gonflables en silicone extrêmement réalistes. La manière dont les designers utilisent le silicone pour reproduire les grains de la peau est si innovante que je leur ai demandé s’ils étaient intéressés à collaborer avec moi dans la confection d’une paire de prothèses. J’ai toujours pris l’habitude de triturer mon corps pour tester de nouveaux matériaux. C’est une chance car, si vous prenez l’évolution de la matière et des technologies, rien n’a vraiment changé jusqu’à l’arrivée de la fibre de carbone dans les années 1990. J’étais alors adolescente et j’ai pu devenir le cobaye de nouvelles techniques.

Comment gérez-vous ce paradoxe entre la liberté offerte par les prothèses et votre dépendance à la technologie?

Encore une fois, c’est un rapport intime. Ce ne sont pas des chaussures. Ce sont des jambes. Quand je les porte, elles deviennent une partie de mon corps. J’en ai pris conscience lors de l’exposition d’Alexander McQueen. Il m’avait confectionné des prothèses en bois, comme des bottes. Lorsque je les ai vues pour la première fois, j’ai vraiment pris conscience que je voyais une partie de mon corps. Je devais m’imprégner de cet objet et lui donner vie en me mouvant. C’est un rapport très intime à l’objet.

Dans votre cas, 30% de votre corps se niche dans la technologie. A quel moment le corps devient si inextricablement lié à la technologie qu’on ne le qualifie plus d’humain?

L’humanité est quelque chose d’intangible que certaines personnes appellent l’âme. Avez-vous déjà été aux côtés d’une personne sur le point de mourir? Au moment de partir, il y a ce regard particulier. J’en discutais justement avec l’un des meilleurs responsables des effets spéciaux au monde. Ce gars peut tout faire dans un film et vous transformer en n’importe quoi. Mais il a reconnu qu’il n’arriverait jamais à reproduire le visage d’un mourant avec toutes ces petites contractions musculaires qui se produisent au moment de la mort. Voilà ce qui me rend humaine. D’ailleurs, si l’on y pense, une partie non négligeable de mon corps – mes jambes en l’occurrence – est déjà morte. Mais on a pu me les remplacer. Tout est remplaçable, sauf l’âme.

La distance qui vous sépare du sol est devenue un espace d’expression artistique. Quel rapport avez-vous avec le sol?

Ma relation tout entière avec le sol est imaginaire. Je ne connais pas la sensation de marcher sur du béton, du sable, du gravier ou un sol mouillé. Je dois constamment adapter ma démarche selon l’idée que je me fais de ce type de sol. Je suis donc dans une perpétuelle négociation avec le sol. C’est un bel exemple qui illustre le pouvoir de l’esprit et son influence sur le corps. Les prothèses en bois dessinées par Alexander McQueen étaient très lourdes, très rigides. Elles limitent ce que je peux faire, mais d’une manière intéressante parce que, une fois que je les porte, ces jambes de bois changent ma démarche et mon rapport au sol en révélant une nouvelle facette de ma personnalité et de mes possibilités.

Dans votre quête expérimentale, avez-vous un fantasme technologique?

Des prothèses fusées pour voler ou léviter. Ce serait génial. Je rêve aussi souvent de chevaucher des jambes qui courent toutes seules.

 


Cet article est paru dans LE TEMPS